Je vous écris ces quelques lignes depuis Pau, sur la terrasse de l’Aragon, le regard perdu au loin vers les sommets enneigés du Pic du Midi d’Ossau. Le soleil en face, l’Espagne en ombre portée.

Il y a quelques mois, vous avez donc racheté cette brasserie. Mais l’Aragon est bien plus qu’une brasserie : c’est une institution, un monument local un peu endormi sur ce balcon majestueux qu’est le boulevard des Pyrénées. « La plus belle vue de montagne sur Terre » disait Lamartine qui exagérait certainement, mais pas tant que ça.

Du plus longtemps que je me souvienne, « aller prendre un café à l’Aragon » fait partie de mon vocabulaire quotidien. De fait, l’endroit est incontournable. Deuxième bureau pour certains, deuxième maison pour d’autres, annexe pour beaucoup : tous les Palois se sentent un peu « chez eux chez vous ». Moi le premier.

Bien sûr, ceux qui ne sont « pas d’ici » remarqueront très vite cette grande salle banale et biscornue, à la circulation étrange et mal aisée entre les mamies, les papys, les gamins, les poussettes, et tous les habitués plongés dans leurs journaux ou leurs pâtisseries. Leur regard s’attardera aussi sur le velours rouge sombre tendu aux murs, sur le plafond d’une belle imitation bois mais un peu bas, sur les tables grossières, usées plus que de raison, sur les chaises pas tout à fait dépareillées (rien de pire !), sur les banquettes en pur skaï ou sur les huisseries en aluminium bas de gamme. Ils s’étonneront de ce sol sali et défoncé peu à peu par des générations de Palois, jusqu’aux toilettes à la faïence démodée et à la propreté approximative. Ils ne manqueront pas non plus de sourire aux quelques tableaux, ici ou là, témoignant eux aussi d’une absence de goût à défaut d’un véritable mauvais goût.

L’Aragon, pourtant, a toujours été ainsi : désuet, limite plouc. Jamais à la mode et, du coup, jamais démodé. « C’est bien le seul endroit où je peux à la fois croiser à la fois mon père et mon fils », s’amuse d’ailleurs régulièrement l’un de mes amis.

Mais l’endroit est toujours ouvert, qu’il pleuve (et Dieu sait s’il pleut...), qu’il neige ou qu’il vente. Le service irréprochable en toutes circonstances. Jamais du grand art mais toujours du bel artisanat, avec ses serveurs inamovibles et prévenants : juste ce qu’il faut de distance, jamais envahissants. Avec sa carte aussi, un peu à l’image du lieu : flottante. Quelque part entre la cuisine « comme à la maison » et le « quand même un peu mieux qu’à la maison ». Envie de montagne ? Les charcuteries du pays, la garbure, le confit, l’omelette aux cèpes, le fromage de brebis... Envie de mer ? Le plateau de fruits de mer, la platée d’encornets... Envie de rien ? « Aucun problème Monsieur, prenez votre temps. Et faites-moi signe si vous changez d’avis. » Oh non, bien sûr, jamais le plus spectaculaire du sophistiqué, mais toujours « le meilleur du simple », au sens culinaire et surtout convivial du terme. Bref, un lieu où tout le monde se sent bien. Un lieu qui prend sont temps et où le temps vous prend. Un lieu fragile...

Pour moi qui traverse chaque année la France au ralenti, de ville en ville, de village en village, je sais bien les dangers qui guettent toutes les survivances fragiles d’un passé pas si lointain, quand la France était lente et optimiste avant de devenir pressée et stressée, dès lors que de tels lieux sont repris ou développés par des héritiers ou des investisseurs (Le Florida à Toulouse, Les Deux Garçons à Aix...). Ils évoluent avec plus ou moins de bonheur. Parfois transfigurés mais le plus souvent défigurés.

Le plus grand risque, bien entendu, est celui de disparaître complètement. J’ai toujours en mémoire le premier café Costes, à Paris, au cœur des Halles, entièrement dessiné par Starck à l’époque où il était encore original d’être dessiné par Starck. Symbolique et incontournable lui aussi, il serait probablement resté dans l’histoire des icônes des années 80 s’il n’avait pas dû céder un jour brutalement la place à... une boutique de vêtements de sous-marque. C’était à Paris me direz-vous. Mais en province aussi, la mode menace. La rentabilité à tout prix aussi. Il y a quelques semaines à peine, à Bordeaux, le Régent, qui était aussi, pour beaucoup, LA brasserie de la ville, n’a-t-il pas été remplacé par... une Pizza Pino ?

Reste le second danger, plus pernicieux encore, celui de « tuer l’esprit des lieux », en modifiant radicalement la décoration, le service, la carte ou tous ces petits détails qui échappent aux investisseurs, jamais aux clients, le pire du pire restant à mes yeux de se transformer insensiblement en brasserie « parisienne » version Disneyland mâtinée de Coté Sud : mêmes objets de décoration « design » ou « vintage », mêmes ambiances, mêmes cartes « revisitées » (sic) mais interchangeables et qui confondent le terroir et les racines, mêmes vins snobs et « bien élevés » (re-sic), même clientèle de « bobos » (aussi pathétiques devant leurs assiettes déracinées que le personnel SNCF avé l’assent dans ses habits mal taillés par de « grands couturiers » sur le retour). Sans parler de ces mêmes serveurs tous formés à la même école, un peu trop complices et cordiaux « pour de faux » et ampoulés « pour de vrai » : « Là, on est sur du... », « Aujourd’hui, le chef vous propose... » et autre « Bonne continuation Messieurs Dames... »

Je ne doute pas que vous-même, chantre auto-proclamé de la « bistronomie », allez finir par « revisiter » à votre tour la carte, le décor, le service... Faites-le donc, mais dans le bon sens, sans les tentations de Paris ou celles de la télévision, sans trop les bousculer et sans trop corriger les vrais défauts de l’Aragon, qui sont aussi, au fond, ses qualités profondes. Avec la bienveillance de Cocteau conseillant l’un de ses amis : « Cultive ce qu’on te reproche : c’est toi ! »

N’oubliez pas non plus Lampedusa et son fameux Guépard. Car à l’Aragon aussi, il est grand temps que tout change... afin que rien ne change !

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20 mars 2013

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