Dans la série des sujets clivants par excellence dont la simple évocation attise des polémiques fiévreuses, les salles de shoot se situent en bonne place. Faut-il laisser crever les junkies à petit feu dans leurs squats, dans l’entrebâillement d’une porte cochère, dans les pissotières de gares, ou doit-on les considérer comme des malades et les accueillir dans une structure qui leur évitera peut-être la double peine du VIH ? Reléguons l’hypocrisie en salle d’attente : il s’agit bien, une fois de plus, de l’éternel débat entre les « bons » et les « mauvais » patients ; ceux qui méritent d’être soignés et les autres. Si l’on s’appuie sur cette logique, doit-on distribuer des préservatifs aux putes, soigner les voyous blessés par balle, les chauffards rescapés d’un accident où d’autres ont péri, les cirrhoses des alcooliques, les cancers du poumon des fumeurs, les suicidés qui se ratent ? Devrait-on moraliser les prises en charge médicales en bannissant tous ceux qui ont adopté un comportement « à risque » ?

Ne pas se raconter des histoires : le bilan des salles de shoot n'est guère stupéfiant et varie d’un pays à l’autre. Elles n’ont pas vraiment contribué à enrayer la consommation de drogues dures ; elles ne l’ont pas non plus encouragée. Des trafics s’implantent parfois dans leur sillage (car contrairement à maintes allégations fantaisistes, les substances ne sont pas fournies sur place). Elles ont, en revanche, permis de faire diminuer les maladies transmissibles par injections, telles que le SIDA ou l’hépatite C, mais aussi les infections et les abcès. En Suisse, le montant des dépenses liées aux toxicomanies a ainsi été réduit de 13.000 euros par personne et par an, affirme l’Observatoire européen des drogues. Le nombre d’overdose y a été divisé par deux en vingt ans. À Vancouver, il a chuté de 35 %, tandis que les admissions en cure de désintox' ont augmenté de 33 %. Aux dires des habitants, la sécurité du quartier a également été améliorée, et c’est sans doute là un critère essentiel.

D’un point de vue purement pragmatique, mieux vaut endiguer un problème que l’éparpiller. Mettre les riverains, en particulier les enfants, à l’abri du triste spectacle de toxicos qui se piquent et des seringues usagées qui traînent, en prévoyant des lieux adaptés, relève du bon sens. De plus, les « sites d’injection », comme disent les bureaucrates, dépouilleront la drogue de son image subversive et récréative en la ramenant à ce qu’elle est vraiment : une dépendance, une emprise désocialisante, une urgence sanitaire. Certes, personne n’a envie de voir un tel endroit fleurir près de chez lui. Rattacher la future salle parisienne à un hôpital, en l’occurrence Lariboisière, est le compromis le plus judicieux.

Chaque année, l’État consacre 388 millions d’euros à la lutte contre les addictions. Une salle de shoot lui coûtera environ 800.000 euros par an. Elle s’adressera en priorité à des marginaux et des précaires, dont certains parviendront peut-être à décrocher. Idéologiquement, le concept est dérangeant, voire détestable, car il insinue que la collectivité légitime une pratique illégale et dangereuse. Objectivement, il apparaît inéluctable, face aux ravages de l’héroïne, du crack et des préjudices qu’ils causent à la société en termes de sécurité et d’hygiène. Le Sénat a donné son feu vert, rendez-vous dans six ans pour évaluer l’expérimentation. Se faire un fix dans un local dédié est-il pire que de se pochetronner tous les matins au troquet du coin ? Au lieu de hiérarchiser les détresses, mieux vaut s’employer à les panser.

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19 septembre 2015

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