[Cinéma] Sans filtre, la nouvelle satire de Ruben Östlund se paie la lutte des classes

sans filtre

En 2017, le cinéaste Ruben Östlund indisposait la presse de gauche et ses critiques bobos avec The Square, une farce corrosive sur les milieux frivoles et décadents de la culture et, en particulier, de l’art contemporain. Persifleur, le réalisateur suédois y pointait l’égotisme, les postures "auteurisantes" et la fumisterie intellectuelle de ceux qui prétendent, mieux que les autres, incarner le bon goût.

Aujourd’hui, avec Sans filtre (Triangle of Sadness, en version originale, 2h29), sorti dans les cinémas français le 28 septembre, Ruben Östlund s’en prend aux profiteurs et parvenus de tous poils, ces happy few qui gangrènent la société et jouissent de ses bienfaits. Le film a obtenu la palme d'or du Festival de Cannes en 2022.

Le premier chapitre du récit s’ouvre sur un jeune mannequin, Carl, qui à défaut d’incarner le mâle dominateur et « toxique » que vitupèrent tant les néo-féministes, subit au contraire de plein fouet les inégalités propres à son milieu : manque de considération de la part des stylistes, chosification et salaire plus bas que celui de ses collègues féminines (eh oui…). Ce qui n’empêche pas sa compagne Yaya, mannequin également, de profiter de lui financièrement selon un schéma conforme au stéréotype du couple traditionnel : l’homme qui subvient aux besoins de la femme et assure sa stabilité sociale. Un chapitre du film particulièrement jubilatoire où le personnage de Carl, ayant parfaitement intégré les injonctions de son époque et la « nécessaire déconstruction » de son sexe, tente vainement de résister à cette femme – féministe quand ça l’arrange – qui cherche une fois de plus à lui faire payer la note du restaurant. Le malaise est tel entre les personnages, pris dans un tunnel de remarques mesquines et de mauvaise foi, que cette situation cocasse justifie à elle seule le visionnage du film.

Plus potache, plus consensuel aussi, le second chapitre, aux allures de Titanic, voit le jeune couple rabiboché tenter de se hisser au sein de l’upper class en participant à une croisière aux côtés de parfaits représentants de cette oligarchie transnationale, insouciante et opulente, dont la mauvaise conscience et la vulgarité donnent lieu à quelques passages drolatiques, ainsi qu’à un dialogue mi-figue mi-raisin entre un riche industriel russe, passé à l’économie de marché au lendemain de la chute de l’URSS, et le commandant désabusé du navire (Woody Harrelson), socialo mais pas trop.

Secouées par les flots agités du réel, que symbolisent les remous de la mer, gavées de pognon comme des oies, nos élites finissent par se sentir mal, vomissent à qui mieux mieux – au sens propre comme au figuré – leur dégueulasserie intérieure et assistent, impuissantes, au naufrage du monde qu’elles ont bâti, provoqué par des pirates venus d’Afrique… L’occasion d’un retour à la terre ferme, sur une île déserte où les cartes sont redistribuées. Ainsi, la femme de ménage hispanique, plus débrouillarde que les autres, prend le pouvoir parmi les survivants et instaure un nouvel ordre social à coloration féministe et revancharde, tout aussi inégalitaire, abusif et dictatorial que le précédent. Loin d’être naïf, Ruben Östlund livre là son sentiment profond sur ces minorités « intersectionnelles », obsédées par leur volonté de renverser le patriarcat blanc qui, selon elles, serait à l’origine de toute domination. En vérité, nous dit le cinéaste, ceux qui ont toujours su se raccrocher aux branches, tel l’oligarque russe, sauront à nouveau défendre leurs intérêts, tandis que les véritables laissés-pour-compte (Carl) n’ont pas d’illusions à se faire…

Inégal dans son traitement, le film ne va jamais assez loin dans la satire et perd, hélas, en intensité et en drôlerie au fil des trois chapitres que seule une gymnastique intellectuelle parvient à raccorder. Le résultat risque de laisser plus d’un spectateur au bord de la route. C’est le défaut habituel des films de Ruben Östlund.

3 étoiles sur 5

 

Pierre Marcellesi
Pierre Marcellesi
Chroniqueur cinéma à BV, diplômé de l'Ecole supérieure de réalisation audiovisuelle (ESRA) et maîtrise de cinéma à l'Université de Paris Nanterre

Vos commentaires

Un commentaire

  1. La lutte des classes est enterrée par l’intersectionnalité des luttes . C’est une gymnastique des mots mais quand on y regarde de plus près, la deuxième a gommé le côté prolos , travailleurs , et intérêts de classe . L’intersectionnalité des luttes a le mérite de réconcilier les classes sociales . Sur le dos de qui ? Qui tire son épingle du jeu ? En tout cas pas ceux qui occupaient les ronds-points en 2018 et incarnaient le malaise des oubliés des revendications des minorités agissantes! On mesure d’autant l’imposture de Mélenchon, qui avait placé ses pions à la tête du mouvement lors de la période parisienne des GJ et désormais investi dans cette nouvelle bataille qui ne concerne plus du tout les classes laborieuses occupées, elles , hommes comme femmes à se demander comment payer les fin de mois ! C’est pas plus mal que le cinéma s’investisse dans des thèmes qui mettent en lumière toutes les contradictions de notre société

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