Benoît Sévillia analyse les conséquences du passe sanitaire sur le droit du travail et met en garde les entreprises qui seraient tentées de faire du zèle et de l'appliquer alors qu'elles n'y sont pas soumises. Il a bon espoir que le Conseil constitutionnel censure le projet sur deux points : les pouvoirs de contrôle du passe accordés par le projet et le droit du travail. Sinon, « il y aura de gros problèmes dans les entreprises à la rentrée ».

 

 

Vous êtes avocat spécialiste en droit du travail et vous êtes vent debout contre le passe sanitaire. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

 

Ce passe pose des problèmes juridiques qui vont être soumis à l’étude du Conseil constitutionnel. Beaucoup de juristes se posent la question de la constitutionnalité de certaines dispositions émanant du passe sanitaire, qui manifestement portent atteinte à des droits et à des libertés fondamentales. Beaucoup de questions se posent autour des salariés et des entreprises qui vont devoir l’appliquer.

 

Les salariés en CDD pourront voir leur contrat rompu avant échéance, sans dommages et intérêts, en cas d’absence de passe sanitaire. C’est une attaque sans précédent à l’encontre du droit du travail…

 

 

Le fait de pouvoir rompre le CDD de manière anticipée, en raison de l’absence de passe sanitaire, était dans le projet de loi depuis le départ. Il était également prévu de licencier des salariés en CDI qui refuseraient de présenter le passe sanitaire. Le Sénat a fait supprimer le motif de licenciement lié à la non-présentation du passe sanitaire, mais il n’a pas touché au projet concernant le CDD. Cela crée une inégalité de traitement qui, à mon avis, ne passera pas le Conseil constitutionnel. La volonté du législateur est très claire, et le ministre du Travail l’a encore redit : les salariés qui ne présenteront pas de passe sanitaire feront l’objet d’un licenciement.

 

Ces annonces ont suscité peu de réaction dans le monde professionnel. Où sont les principaux acteurs ?

 

Le silence syndical sur ce sujet est très surprenant. Peut-être parce que nous sommes en plein cœur de l’été ou parce qu’ils ont peur de cette nouvelle vague et des risques qu’elle peut avoir sur la santé de nos concitoyens.

Dans les débats à l’Assemblée nationale, sur le plan purement politique, deux groupes se sont détachés : ceux qui défendent les libertés fondamentales sont les groupes parlementaires les plus à gauche et les groupes les plus à droite. François Ruffin a été assez incroyable et Nicolas Dupont-Aignan a eu une voix très forte. Sur l’échiquier syndical, on a un silence incroyable, et sur l’échiquier politique, un silence à peu près équivalent sauf très à droite et très à gauche.

 

Quand on voit que ces deux oppositions se retrouvent, on constate un clivage de classe. Les partis extrêmes ont plus l’adhésion des classes populaires que les partis de gouvernement. Que signifie cette nouvelle fracture ?

 

Ce seront les catégories populaires qui seront les plus touchées par les mesures qui vont être appliquées dans certains secteurs d’activité. En effet, il a été prévu que les salariés qui seraient réfractaires à cette obligation vaccinale et au passe sanitaire pourraient être affectés à des postes qui leur permettraient d’éviter l’obligation du passe sanitaire. Or, les seuls postes qui pourraient l’éviter, c’est soit du télétravail, soit des postes qui ne sont pas en contact direct avec le public. Mais 95 % des postes occupés par les ouvriers ou les employés ne sont pas éligibles au télétravail et, au contraire, ils sont directement aux prises avec le public. Dans les entreprises, des cadres pourraient échapper au licenciement car ils seraient placés en télétravail, mais on ne pourra pas proposer une autre affectation à des ouvriers ou à des employés et ils risquent de perdre leur emploi. Il y a une violence sociale incroyable et ce sont les partis politiques qui attirent ces voix-là qui s’en sont le plus émus.

 

Cette quatrième vague paraît peu crédible, on a du mal à voir le bénéfice d’un tel dispositif par rapport aux coûts que cela entraîne. N’y a-t-il pas une surréaction ?

 

Je suis sidéré, compte tenu de l’atteinte majeure portée aux libertés publiques. Ces mesures sont déjà entrées en vigueur, aujourd’hui, on ne peut pas entrer dans un musée ou dans un château sans présenter ce passe sanitaire. Vous êtes obligé de circuler avec ce sésame pour pouvoir entrer quasiment dans tous les lieux publics depuis le 21 juillet. On a, aujourd’hui, deux conditions qui ne permettent pas de restreindre à ce point les libertés publiques : il faudrait que ces restrictions soit justifiées par la nature de la tâche à accomplir et par rapport à l’objectif recherché. Le fait de circuler et de se présenter avec un passe sanitaire n’empêche pas l’épidémie de circuler dans le pays. Il n’y a pas de proportion par rapport au but recherché, qui est de freiner l’épidémie de Covid-19 en France. Donc, les deux conditions que l’on a pour justifier les restrictions publiques ne sont pas remplies aujourd’hui. Je suis sidéré mais j’ai espoir en la probable censure du Conseil constitutionnel sur certains aspects du projet de loi.

 

Le Conseil constitutionnel doit se prononcer le 5 août. Pensez-vous qu’il pourrait censurer partiellement ou totalement ce dispositif législatif ?

 

À mon avis, deux aspects feront l’objet d’une censure : le premier sur le pouvoir de contrôle qui a été accordé à tout citoyen. Or, en principe, les pouvoirs de police appartiennent à une certaine catégorie de fonctionnaires. Le deuxième concerne le droit du travail en raison de l’inégalité de traitement instaurée dans la loi, entre les détenteurs d’un CDD et ceux d’un CDI.

Par ailleurs, sera probablement censuré le fait que, dans l’entreprise, certaines catégories risquent de perdre leur emploi. Troisièmement, l’atteinte portée à la vie privée en licenciant un salarié qui refuserait de se justifier de son état de santé est une atteinte discriminante à la vie privée. J’espère que le Conseil constitutionnel censurera ce troisième point. Sinon, on va avoir de graves problèmes de fonctionnement dans les entreprises. Elles devront choisir des salariés qui seront suspendus et d’autres qui ne le seront pas, c’est vecteur de la dégradation du climat social. Sur un plan juridique, le Conseil constitutionnel va nécessairement agir.

 

Quelles dérives pourrait-il y avoir ?

 

En raison de la communication faite sur ce sujet, toutes les entreprises pensent qu’elles doivent exiger le passe sanitaire de leurs salariés à partir du 30 août. Or, c’est absolument faux. Seuls certains secteurs d’activité sont visés.

Si les chef d’entreprise font du zèle sur le passe sanitaire et exigent que leurs collaborateurs présentent leur statut vaccinal alors qu’ils ne peuvent pas le leur demander, ils risquent des sanctions assez lourdes. Des sanctions sont prévues dans la loi si le chef d’entreprise exige le passe sanitaire dans des secteurs d’activité qui ne sont pas visés par la loi.

Je mets en garde les chefs d’entreprise qui seraient tentés de le demander, peut-être en pensant bien faire : on ne peut pas l’exiger dans n’importe quel secteur, en tout cas pour le moment ; ça change très vite…

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03 août 2021 à 21:24

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