Cinéma. Un autre monde, de Stéphane Brizé, plonge dans l’entreprise moderne, calculatrice et glaçante

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Égaré un temps dans le cinéma postmoderne et expérimental, avec son adaptation pour le moins ratée d’Une vie, le roman de Maupassant, Stéphane Brizé était revenu en 2018 au cinéma social avec En guerre, un genre dont il maîtrise davantage les codes. Le film relatait la fermeture d’une usine, mettant sur le carreau l’ensemble de ses travailleurs, et voyait Vincent Lindon camper un représentant syndical réduit à l’impuissance face au jeu de la mondialisation.

Sorti le 16 février dernier, Un autre monde offre, cette fois-ci, au comédien l’occasion de passer de l’autre côté de la barrière et de jouer un cadre sous pression, confronté à un plan social prévoyant la suppression de 10 % des salariés de son usine. Si le statut social du personnage incarné n’est plus le même qu’avec En guerre, son impuissance au regard des événements reste similaire. Une façon, pour le cinéaste, de répondre à ceux qui lui reprochaient jadis une certaine forme de manichéisme dans sa représentation du patronat. Ici, le cadre affiche son humanité, se montre consciencieux, hanté par le devenir de ses employés. Lorsque la maison mère du groupe Elsonn, basée aux États-Unis, décide par souci de compétitivité internationale de baisser les coûts de ses usines européennes et d’en « dégraisser » le personnel, Philippe Lemesle prend la chose avec gravité mais, dans un premier temps, s’applique malgré tout, en bon petit soldat, à satisfaire ces attentes, espérant ainsi permettre à l’entreprise de mieux envisager l’avenir. Très vite, cependant, Lemesle comprend l’impossibilité de dresser une liste de 58 employés à sacrifier, tant seraient dramatiques les conséquences sur la santé du personnel restant et sur la qualité du travail fourni.

Ballotté entre ses ouvriers, qui ont eu vent d’un plan social, et sa direction qui ne raisonne qu’en termes de « performance », « d’évolution personnelle », de chiffres et de volontarisme martial ridicule – perçu alors comme la forme achevée du courage –, Philippe ne peut hélas compter sur le réconfort familial. Son mariage, trop longtemps laissé en friche au bénéfice du travail, a implosé et déstabilisé son fils qui souffre à présent de décompensation et de troubles psychotiques.

Ainsi, cet « autre monde » qu’évoque le titre du film peut aussi bien désigner celui de la cellule familiale – que Philippe doit reprendre en main afin de lui rendre sa fonction première de havre de paix – que celui des élites mondialisées, totalement déconnectées du réel, pour lesquelles le salarié n’est qu’une variable d’ajustement parmi d’autres. De là le vif refus des collègues de Philippe de renoncer à leur bonus annuel, quand bien même cette résolution eût-elle permis d’éviter le plan social et de sauver des emplois. De là, également, la fausse bienveillance de Mr. Cooper, le PDG américain du groupe, prenant des détours interminables en visioconférence pour finalement casser, non sans perversité, les propositions de Philippe. Tout aussi encline à s’écouter parler – sur un ton matois, qui plus est, et foncièrement dominateur –, la présidente d’Elsonn France, encourageant Philippe, à la fin du récit, à sacrifier de façon perfide un collaborateur pour sauver sa peau, montre une approche purement calculatrice – et glaçante – des rapports humains. Marie Drucker, pour son premier rôle au cinéma, attaque fort, révèle un charisme et un potentiel monstres et nous offre, d’emblée, un personnage digne des plus grandes garces de notre cinéma classique national.

4 étoiles sur 5

 

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Pierre Marcellesi
Chroniqueur cinéma à BV, diplômé de l'Ecole supérieure de réalisation audiovisuelle (ESRA) et maîtrise de cinéma à l'Université de Paris Nanterre

Vos commentaires

4 commentaires

  1. Je ne suis vraiment pas de gauche qui, pour moi, est la médiocrité planifiée mais ce film, excellent, dénonce toute la perversité d’un système déshumanisé.

    • Il ne faut pas se leurrer, quand les gens votent à gauche, c’est principalement parce que la droite n’a pas fait son boulot correctement. On peut pas, aujourd’hui, prendre les gens pour de la m… normalement ils vous le rendent bien. Et c’est pour ça que j’ai espoir pour les prochaines élections, que les gens votent pour des politiciens qui se sentent capables d’aider les français (donc MLP ou Z) plutôt que pour des mondialistes qui ne pensent qu’à l’économie des grandes entreprises…

      • Oui! mais…..je ne sens pas le peuple français capable de faire cette « conversion » salutaire…..ils sont trop « covidés » ! Désolé, mais pas d’espoir de mon côté; n’oubiez pas que les médias « mainstream » ( oh que je n’aime pas cette expression..) sont à la botte du pouvoir et vont assommer le petit peuple de propagande….

  2. mon grand père venu d italie me disait . j ai travaillé de 1915 a 1973. j ,ai vu la 1ere et la 2 ème guerre mondiale les communistes ,les fascistes,la guerre d indo et d algérie la gauche la droite.la seule chose que je n ai pas vu est un patron qui me dise : les affaires marchent bien ,je fais de gros bénéfices, je vous augmente ….

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