Un dîner en ville

Il y a quelques jours, je me suis infligé le pensum d’un affligeant dîner en ville, où le fric tient lieu d’intelligence et le rire gras d’éducation. De ces dîners qui traînent jusqu’à une heure du matin, lorsque les hommes baillent trop fort sur leur reste de cognac, alors que la conversation est passée de l’horoscope – « Moi, j’y crois pas, mais quand même… » - au degré d’épilation de nos filles ! Affligeant, vous dis-je. Mais il y a des corvées que la raison professionnelle oblige de subir.

Savoir que la fille du premier mariage du troisième mari de ma voisine traque la plus petite ombre de duvet intime quand celle de ma voisine d’en face, née de son second mariage, ne déteste pas une légère ombre sous les aisselles, m’a laissé songeur sur le niveau intellectuel et moral de cette bourgeoisie dorée sur tranche. Parce que ces gens-là ne sont pas des exceptions, loin s’en faut. Ce ne sont pas des « beaufs », au sens péjoratif du terme. Certains d’entre eux exercent des professions intellectuelles supérieures. Ils ont de l’argent, ce qui semble les dispenser du reste. Mais ils n’ont que cela.

Certes, quand on ne fait pas partie des intellectuels au sens noble du terme, il devient rare de dîner à côté d’un prof en khâgne passionné par la versification grecque classique. Tout comme en face d’une historienne médiéviste, d’un journaliste non conformiste ou, mieux encore, d’un artisan amoureux de son métier. Il faut prendre les gens comme ils sont. Mais ce qui frappe, plus que la vulgarité de gens pour qui le summum de la réussite est de partir au Club Med deux fois par an, c’est le vide. Le néant culturel et spirituel.

Il n’est pas nécessaire d’être agrégé de philosophie pour évoquer avec ses interlocuteurs de multiples sujets qui font appel à l’intelligence, à la raison, à la culture commune. Et il n’est pas, non plus, interdit de raconter quelques bêtises comme tous les amis aiment en sortir, de terminer le dîner sur quelques blagues, pas toujours d’une grande subtilité, que notre esprit gaulois affectionne. Car la relation qui se tisse entre convives ne se fait pas exclusivement sur des idées éthérées. Elle a besoin de concret, de charnel, de marrant, bref, de tout ce qui constitue notre vie quotidienne. Il y a aussi des dîners terriblement rasoir avec des gens très bien et surtout très coincés.

Mais cette bourgeoisie pue le matérialisme intégral. Elle ne vit que par ce qu’elle dépense, juge ses hôtes à la marque du canapé ou à la manière dont ils suivent la mode pour décorer leur maison. Elle ne parle que voyages, bronzage, bagnoles, chevaux, soldes et histoires (vraies) de cul. Elle s’interroge sur l’âge auquel donner la pilule à ses filles et trouve parfaitement normal que ces dernières ramènent un copain de 15 ans sous le toit familial. Elle se vautre dans des histoires qui la ramènent sans cesse à elle-même. Elle est autocentrée.

Je ne me suis pas risqué à évoquer quelques questions qui fâchent. Parler politique, par exemple, au risque de déclencher une avalanche de lieux communs dont la bêtise le dispute à la médiocrité. Après avoir entendu une fausse blonde déclarer, dans un ricanement de femme sûre d’elle-même, que Jeanne d’Arc était une pauvre fille schizophrène, j’ai jugé plus malin de me taire. À quoi bon ?

J’aurais sans doute bien fait ricaner mes voisins en leur disant qu’à l’heure de leur grasse matinée, je serais à la messe. Où j’ai entendu cette parole d’actualité : "Malheur à moi si je n’annonce pas l’Évangile" (saint Paul).

Croyez-moi si vous le voulez, cela m’a fait culpabiliser. Et ce n’est pas terminé.

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