Avec la mort de Michel Piccoli, à 94 ans, c’est véritablement la fin d’un certain cinéma français. Après les définitifs adieux à la scène de Jean Rochefort, Philippe Noiret, Serge Reggiani, Michel Galabru, Jean-Pierre Marielle, Yves Montand, Michel Serrault et de quelques autres qu’on oublie sûrement, Piccoli était le dernier de ces monuments millésimés.

Pour autant, ramener l’homme aux cent cinquante films, sans oublier à peu près autant de pièces de théâtre et pas loin d’une centaine de téléfilms, à son seul statut d’icône de la bourgeoisie giscardo-pompidolienne à la sauce Claude Sautet serait un brin réducteur. Les films en question ont gentiment vieilli, même s’ils se voient aujourd’hui plus comme des documentaires qu’autre chose. Il est vrai que, de par son physique – jamais il ne menace la carrière d’un Gérard Philipe – Michel Piccoli, ni laid ni beau, a au moins une prestance et, plus que tout, une voix reconnaissable entre toutes.

Cette bourgeoisie, dont il n’est pourtant pas issu, il l’incarne donc à d’innombrables reprises. Bourgeois aigris et bourgeois fourbes, bourgeois progressistes et bourgeois réactionnaires. Mais ce n’est qu’une des innombrables facettes de son talent.

Sa carrière est donc si multiple qu’elle en devient paradoxalement singulière, tout comme il est peu banal d’être l’un des seuls acteurs de France à ne pas avoir d’agent : on ne louait pas Michel Piccoli, pas plus qu’il ne se vendait, préférant travailler pour tout le monde ou presque. On le voit donc dans L’Étau (1969), l’un des plus mauvais films d’Alfred Hitchcock, mais dont la particularité est d’avoir été en grande partie scénarisé et financé par la CIA, en pleine guerre froide, tel qu’expliqué par Éric Branca, ancien rédacteur en chef de Valeurs actuelles, dans L’Ami américain.

En revanche, quand il tourne pour Mario Bava, l’un des rois du cinéma populaire italien, c’est dans son (presque) meilleur film : Danger Diabolik (1968) ! Là, en inspecteur Ginko, il traque en vain, tel Ganimard avec Arsène Lupin, ce Fantomas transalpin qu’est Diabolik. Lequel, en voyou anarchiste, fait sauter toutes les perceptions d’Italie afin de ramener un peu de justice fiscale et sociale dans le pays. Jouissif.

Plus jouissive encore est sa collaboration avec un autre cinéaste italien, le très fantasque Marco Ferreri. En 1969, il y a Dillinger est mort, sommet de nihilisme narquois qui ferait passer Le Mépris, de Jean-Luc Godard (1963), film grâce auquel Michel Piccoli devient célèbre, pour une aimable bluette de patronage. Puis, La Grande Bouffe, qui fait scandale au Festival de Cannes en 1973, époque où le vocable de transgression signifie encore quelque chose. Ce festin sans faim et sans fin, où un quarteron de notables à la retraite se suicide à coups de bonne chère et de jolie chair – les rondeurs d’Andréa Ferréol, pour ne pas les nommer –, demeure l’un des pamphlets les plus accomplis sur la société de consommation à venir ; la nôtre, en l’occurrence. Un film hautement visionnaire.

Ensuite, en 1988, il y a encore Marco Ferreri avec Y a bon les Blancs, qui dépeint les affres d’Européens soignant leurs bleus à l’âme en donnant dans l’humanitaire africain. Très logiquement, ils finissent dévorés par des cannibales persistant à lutter contre la malbouffe mondialisée et à préserver leur ancestral enracinement. Michel Piccoli y joue un prêtre manifestement dépassé par les événements.

Aujourd’hui, quelques journalistes énervés de droite nous rappellent que le défunt aurait été de gauche, ayant tour à tour soutenu le Parti communiste et Ségolène Royal. La belle affaire. Ou, plutôt, Une étrange affaire, pour paraphraser le titre du superbe film de Pierre Granier-Deferre (1981), dans lequel il est méphistophélique en patron sadique. Adieu à l’artiste, qui fut aussi un distingué et redoutable hédoniste. Comme on dit à l’armée : « Repos [éternel, NDLR], vous pouvez fumer ! » Et à la tienne, cher Michel Piccoli, ou Piccolo, comme on dit à l’heure de l’apéro.

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19 mai 2020 à 16:48

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