On célébrait, le 1er octobre dernier à Paris, le cinquantenaire d’un réjouissant chef-d’œuvre : Les Demoiselles de Rochefort, de Jacques Demy.

Le spectacle fut aussi beau sur la scène que dans la salle. Beaucoup, beaucoup de jeunes, d’adolescents, venus écouter la musique de Michel Legrand et admirer le film de Demy. Voilà de quoi se laisser aller à un brin d’espoir dans l’avenir du pays. Jeune ou moins jeune, on sort heureux de l’expérience des Demoiselles, requinqué.

Curieux, pourtant, comme un sombre rappel, l’épisode dans le film du meurtre d’une vieille dame par un sadique, « dépecée en morceaux placés dans une valise ». "C’est toujours chez Demy la figure détestée du père", me souffle une amie analyste. Le film se présente soudain sous un jour inquiétant.

Dans les films de Demy, le père est en effet au mieux absent, au pire tyrannique. Les Demoiselles n’échappent pas à la règle : Delphine et Solange sont sans père. Elles ne s’en portent pas plus mal. Le meurtrier sadique qui découpe sa victime, c'est bien le père castrateur des analystes, celui qui morcelle le corps.

Fil directeur de l’œuvre du cinéaste, le thème du père dangereux apparaît aussi dans Peau d’âne – obligée de fuir un père incestueux - ou dans ce film moins connu, Lady Oscar, dans lequel un père aristocrate se désole d'avoir une fille alors qu’il espérait un soldat pour prolonger sa lignée. Il se résout finalement à apprendre le métier des armes à sa fille et à l’habiller en homme – ce qui ne la rend que plus désirable.

Loin de devenir un androgyne indifférencié, l’uniforme d’officier exacerbe la féminité de Lady Oscar. Demy, c’est le choix du féminin.

On connaît la source biographique de cette hostilité définitive aux pères, sinon aux mâles : le vrai père de Demy, à la manière de celui de Lady Oscar, a longtemps contrarié ses désirs de devenir metteur en scène, l’obligeant, dit-on, à passer un CAP de mécanicien garagiste.

Les Demoiselles de Rochefort va beaucoup plus loin et est un manifeste de la modernité. Les hommes, en effet, pour peu qu’ils soient sympathiques et, finalement, promis à la rédemption de l’amour, ne sont pas vraiment des "mâles" dans le film : le conscrit Maxence est un éphèbe timide et rêveur, qui répète un jeu de mots obsessionnel qui le féminise : il va en "perm’ à Nantes" ! Le musicien Simon se nomme, précisément, monsieur Simon Dame ; Andy enfin, la star américaine, est outrageusement féminisé dans son costume rose.

Rochefort - cette ville au nom si masculin – est libérée de l’emprise des mâles, congédiés par la chorégraphie parfaite de mille corps féminins magnifiés. Les Demoiselles ne sont pas seulement un monument esthétique: une mise en accusation discrète du masculin.

Les années soixante, dont les Demoiselles sont le manifeste esthétique, sont aussi ce moment où le mâle est cité à comparaître. Trois ans à peine avant les Demoiselles, la "gender identity", promise à un grand avenir, fait son apparition aux Etats-Unis. Dès la décennie suivante, Klaus Theweleit publie son essai de psychanalyse du nazisme, Fantasmâlgories : selon Theweleit, la violence nazie ne résulte pas d’une histoire culturelle spécifique, ou d’une idéologie, mais de la relation de certains hommes à leur corps de mâle. Elle est universelle, une potentialité du masculin.

Cinquante ans après le film de Demy, la littérature est désormais vaste, d’Alain de Benoist à Philippe Muray, sur le relatif effacement des pères et du « mâle » en Occident, et ce n’est pas pour s’en réjouir. Les Demoiselles de Rochefort, une prophétie ?

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17 octobre 2017 à 18:18

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