[CINÉMA] Tu ne mentiras point : l’Irlande en pleine crise de foi

Quand l’Irlandais de base, taiseux et besogneux, se heurte à la découverte de l'indicible.
Capture d'écran BA
Capture d'écran BA

Lorsqu’elle obtint son indépendance et s’affranchit définitivement de la couronne britannique, la République d’Irlande octroya à l’Église catholique une place toute particulière parmi les institutions, comme pour conjurer définitivement les siècles de domination anglicane dont était victime le peuple irlandais depuis le règne d’Henri VIII. Ultramontaine et rigoriste, l’Église instaura alors, dans la première moitié du XXe siècle, un ordre moral d’une grande dureté, prenant directement en main l’éducation des enfants et censurant volontiers la littérature, le théâtre et le cinéma.

Cependant, à mesure que le pays se libéralisa, à partir des années 1950, l’influence des prêtres déclina. La « position spéciale » que la Constitution accordait jusque-là à l’Église catholique fut abrogée par référendum en 1972. L’homosexualité fut décriminalisée en 1993 et la vente des contraceptifs autorisée. Le divorce, quant à lui, fut légalisé en 1995 par référendum. L’avortement, enfin, demeura un temps interdit, avant d’être finalement autorisé en 2018.

Le scandale des couvents de la Madeleine

Mais la crise de foi du peuple irlandais s’amplifia vraisemblablement avec la découverte et la médiatisation de toute une série de scandales entourant l’Église. En 1993, à Dublin, furent exhumés les restes de 155 pensionnaires d’un couvent de la Madeleine (les fameuses « Magdalene laundries »), institution prévue initialement pour réhabiliter les « femmes perdues » (prostituées, femmes adultères, mères célibataires, victimes de viols, etc.). Très vite, la parole se libéra dans le pays et la presse révéla les mauvais traitements qui se pratiquaient dans ces couvents. Le dernier d’entre eux ferma trois ans plus tard, en 1996. L’acteur-réalisateur Peter Mullan réalisa d’ailleurs un long-métrage fameux sur ce sujet, The Magdalene Sisters, sorti en 2002.

Aujourd’hui, un autre film évoque ce scandale. Produit et interprété par Cillian Murphy, Tu ne mentiras point est l’adaptation du roman Ce genre de petites choses, de Claire Keegan, auteur de Foster, qui fut également porté à l’écran, en 2022, sous le titre The Quiet Girl.

Le peuple irlandais face à la découverte de l’horreur

Réalisé par le Belge Tim Mielants, le film se situe au milieu des années 80 dans le comté de Wexford (province du Leinster). Bill Furlong, un très modeste dirigeant d’entreprise, spécialisée dans la tourbe et le charbon, subvient comme il peut aux besoins des siens. Traumatisé par une enfance difficile, ce père de famille est conscient que le bonheur n’est pas acquis pour tous et qu’il faut savoir prendre soin des autres. Un jour, tandis qu’il effectue une livraison de tourbe au couvent des environs, Bill découvre par hasard une jeune fille enfermée dans un cagibi. Aussitôt, la mère supérieure, interprétée par Emily Watson (The Boxer, Les Cendres d’Angela), souhaite s’entretenir avec lui. Une entrevue qui va lui faire comprendre un peu l’ambiance qui règne dans cette institution…

Contrairement à The Magdalene Sisters, qui se concentrait sur les pensionnaires de ces couvents, Tu ne mentiras point choisit d’adopter un regard extérieur, celui du quidam, de l’Irlandais de base, taiseux et besogneux, qui se heurte déjà quotidiennement aux difficultés matérielles de l’existence et doit dorénavant composer avec la découverte de l’indicible. Sur un mode feutré et naturaliste, qui évoque par moment le ton des Gens de Dublin, de James Joyce, le film décrit une sclérose sociale, un ordre établi contre lequel il est pratiquement impossible de résister, tant l’Église est puissante au sein de la société irlandaise. Le réalisateur pose alors la question de la responsabilité individuelle : comment réagir, que faire ?

Joliment réalisé, sobre et délicat à la fois, le film de Mielants joue beaucoup sur les silences, les regards fuyants, les gestes furtifs et le dialogue non verbal. Largement réussi, tant dans sa mise en scène épurée que dans son interprétation, Tu ne mentiras point ne nous fait cependant pas oublier les intentions profondes qui l’animent ni les conséquences déplorables auxquelles participent collectivement toutes ces œuvres qui font de la dénonciation de l’Église leur cheval de bataille…

3 étoiles sur 5

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Pierre Marcellesi
Chroniqueur cinéma à BV, diplômé de l'Ecole supérieure de réalisation audiovisuelle (ESRA) et maîtrise de cinéma à l'Université de Paris Nanterre

Vos commentaires

4 commentaires

  1. En ce domaine comme en bien d’autres , le catholicisme agonisant de notre temps ferait bien de copier-coller les règles des couvents orthodoxes …où les femmes ont été des mères épanouies ayant eu des enfants avant de se retirer pour prier Jesus et se consacrer aux autres . La joie qui y règne contraste fortement avec l’austerite carcérale de nos couvents .Qui dira le mal qu’on pu faire toutes ces satanees mères supérieures sur le mental des jeunes filles qu’elles eurent en charge ? Toutes les femmes de la génération de ma mère qui virerent à l’athéisme le plus militant étaient sorties de leurs charmantes institutions … A l’exception de leur conduite remarquable pendant l’occupation , elles contribuerent grandement à la dechristianisation de notre malheureux pays … Et dire que certains voudraient leur permettre l’accès à la prêtrise !….Ce serait le dernier clou du cercueil ⚰️ que l’église s’est construite depuis cette ignominie qu’on a nommé Vatican II …

  2. « …. ces œuvres qui font de la dénonciation de l Église, leur cheval de bataille » Une page d’histoire tout simplement . Nous ne faisons pas comme certaine autre religion ( que je ne citerai pas), nous regardons notre passé en face . Pour avoir été pensionnaire chez les Sœurs en Bretagne , ma mère , si elle vivait encore , pourrait en parler de la douceur , de la bonté et de l’indulgence de celles qui étaient chargées de «  redresser les âmes » en tapant sur les corps . Cela n’a pas empêché notre famille de rester catholique. La Foi peut , hélas, avoir de mauvais précepteurs .

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