Il y a des signes qui ne trompent pas : ce sondage de Sud Radio mardi, le jour de la mobilisation des agriculteurs contre l'agri-bashing sous le slogan « Macron, réponds-nous ! », indiquant que 95 % des auditeurs estiment que la France laisse mourir ses paysans. Et puis ce succès, énorme, inattendu, du film Au nom de la terre, le premier long-métrage d’Édouard Bergeon, inspiré de l’histoire de son père, qui s’est suicidé. Le film affiche désormais plus de 1,3 million d'entrées et, pour sa cinquième semaine d’exploitation, il sera sur 550 écrans, contre 437 au départ.

Le jour où nous sommes allés le voir, dans notre petite sous-préfecture rurale, la salle était bien remplie : on y était venu en famille, toutes les générations étaient là, comme dans le film. Des gens qui ne vont pas forcément au cinéma régulièrement. C'était révélateur.

Le Monde, qui n'a guère aimé le film, ni vu venir le phénomène, est donc allé enquêter. Premier constat : la fracture Paris/province. Énorme pour ce film, symbolique de cette rupture entre le monde des bobos et des nuits blanches façon Hidalgo et la France périphérique qui se souvient de ses origines rurales et qui a d'autres nuits blanches. C'est ce que souligne le producteur, Christophe Rossignon, lui-même fils d'agriculteur : « L’exception, c’est vraiment Paris intra-muros, parce qu’à Lyon, Bordeaux, Lille ou en périphérie, ça va. À Paris, il y a probablement encore l’influence de certaines critiques des médias nationaux. Le casque et l’enclume [« Le Masque et la Plume », sur France Inter] nous a massacrés et Le Monde ignorés. On nous a accusés d’être cucul la praline avec une histoire soi-disant trop facile qui tire les larmes à la fin à cause des vraies images du père du réalisateur. Quand ce sont les Américains qui font ça, c’est génial, quand c’est nous, c’est de la merde. » Visiblement, les fils d'agriculteurs ont gardé le parler-vrai de leurs pères, et c'est très bien.

Second enseignement : le réalisme et la justesse du film, liés à sa dimension autobiographique. À un moment où tant d'entreprises, d'administrations, et jusqu'au sommet de l'État, sont pilotées par des sachants parfois prétentieux mais n'ayant souvent qu'une connaissance partielle, abstraite ou idéologique de la situation des gens qu'ils sont censés gérer, ce film réalisé et produit par deux fils d'agriculteurs sonne juste. Et c'est un fils d'agriculteur qui vous le dit.

Bien sûr, les acteurs sont pour beaucoup dans ce succès mérité et le face-à-face Rufus-Guillaume Canet incarne magnifiquement la tragédie du monde rural, un monde de pères et de fils en constante lutte. Et l'engagement de Guillaume Canet, lors du tournage et des avant-premières, a beaucoup compté pour la diffusion du film.

Ce film est un événement, la rencontre d'un témoignage personnel, d'un phénomène social, à un moment historique. En 1967, Henri Mendras publiait son livre La Fin des paysans. Ni Guillaume Canet ni Édouard Bergeon ni moi n'étions nés. Mais nous l'avons vécue de l'intérieur, cette « fin ». Aujourd'hui, on n'en est plus à la fin, mais à la mort de nos paysans, au propre comme au figuré. D'où l'émotion de toutes ces familles qui se pressent voir le film. Ce succès au box-office est aussi un cri d'angoisse. Et de révolte. Un de plus.

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25 octobre 2019 à 11:25

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