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Rendre la justice est probablement la mission la plus ardue, la plus délicate, la plus noble aussi, qui soit dans la sphère des affaires humaines. Elle demande, de la part de celui auquel incombe pareille tâche, une humilité constante doublée d’une certaine force de caractère. Elle suppose, en effet, que le juge soit exemplaire, c’est-à-dire qu’il montre littéralement l’exemple, condition première de la dignité de son office comme de la force de vérité légale qui sera attachée à ses arrêts. Cette monstration est l’origine sémiologique de la justice, elle est au cœur même du sens primordial de la dìkē antique.

Rendre la justice est d’abord une affaire contingente et exclusivement humaine qui, par surcroît, ne doit pas viser à régir des comportements mais à rendre à chacun ce qui lui est dû. Ainsi, la justice est un art, non pas de simple et aveugle exécution des lois, mais d’observation prudente et dialectique des faits. Ce faisant, la justice doit vider le conflit et non en susciter de nouveaux. L’on renverra avec profit à la lecture des œuvres du juriste-philosophe Michel Villey qui en tenait résolument pour les Anciens contre les Modernes.

C’est ce hiatus entre ces conceptions antagoniques de la justice que pointe, sans le dire, l’ancien magistrat Philippe Bilger dans son dernier opus aux accents nettement autobiographiques – et parfois assorti de réflexions n’ayant qu’un lien indirect, sinon lointain, avec la justice. À le lire, on devine que les anciennes vertus grecques et romaines de prudence et d’humilité ne sont plus guère de mise au sein d’une corporation gangrenée par l’enivrement pathologique de sa propre puissance. L’homme, solitaire, aussi bien par tempérament que par méthode, s’est assez mal accommodé d’un système entièrement captif, in fine, des turpitudes, bassesses et autres médiocrités de ses acteurs.

Nonobstant, la magistrature aurait pu continuer de mériter encore la confiance des justiciables si elle n’eut lamentablement chu du piédestal sur lequel son prestige l’avait, jadis, hissée. Les capilotades successives d’un pouvoir politique filant en quenouille ont rejailli sur l’institution. « Face à un pouvoir imparfait, [la magistrature] s’autorisait à l’être aussi. » Avec le « mur des cons », les Français découvrirent, horrifiés, un corps en déconfiture qui sait jouer de ses connivences tout en se jouant de ses défaillances. Amer, Bilger concède que « le préjudice est irréparable ».

La « réformation de la justice » telle qu’on l’exigeait déjà au Moyen Âge, semblable, aujourd’hui comme hier, au rocher de Sisyphe doit, plus que jamais, s’accompagner d’un changement copernicien des mœurs politiques, la justice n’étant qu’un des maillons de la lourde chaîne de l’autorité.

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31 octobre 2019 à 19:00

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