Jean et Johnny : être un Bossuet 2.0 n’est pas donné à tout le monde

On le sait, il n’y a pas de demi-mesure sur les réseaux sociaux : ou l’on conspue, ou l’on encense. Depuis deux jours, on y manie en masse le goupillon d’eau bénite. Et c’est normal, puisque deux monuments « des arts » - pourrait-on dire pour réunir deux personnalités que tout semble opposer, culture, origine, etc., mais qui sont simplement les deux faces d’une certaine France mourant en même temps qu’eux - viennent de disparaître : il est bien légitime de s’incliner devant leur dépouille, et de rendre hommage à leur talent. Qu'ils reposent en paix.

Mais c’est compliqué de faire son Bossuet 2.0. On y ressemble à des invités qui doivent se plier à l’exercice pénible du livre d’or avant de quitter la maison amie qui les a reçus. En rang d’oignon, on attend son tour. Pas moyen d’y couper, il faut sacrifier au passage obligé. Les premiers à chanter les louanges n’ont pas trop de difficultés, les suivants, forcément, doivent faire preuve d’originalité. Il se grattent la tête, sucent un peu le stylo, lisent en cachette ce qu’ont écrit les autres pour voir si cela les inspire et n’ont pas d’autre choix, forcément, que de surenchérir.

C’est ainsi que, sur Twitter, Aurore Bergé n’y est pas allée avec le dos de la cuillère : "La France est en deuil. L’émotion qui traverse le pays suite au décès de Johnny Hallyday sera comparable à celle qui a suivi le décès de Victor Hugo." Gageons que l’intéressé lui-même, qui était resté conscient de ce qu’il était en dépit du succès, et dont France Soir rappelle que "sur ses 1.000 chansons, il n’en a écrit aucune seul", aurait été éberlué, voire se serait vaguement méfié : l’enflure dans la flatterie finit par friser la moquerie. Revoir La Folie des grandeurs.

Hier, on s’est couché fin lettré, amateur de prose légèrement ampoulée ; ce matin, on se réveille rocker patenté. Et demain ?

Au saut du lit, devant son bol de chocolat, mon fils écoutait d’une oreille distraite la radio qui diffusait "Jésus est un hippie". Tel un Plantu ébouriffé en pyjama, il imaginait, avec l’irrévérence des enfants, l’accueil là-haut : "Alors, comme ça, je suis quoi ?"

Sa réflexion m’a fait penser au rituel séculaire par lequel l’impératrice Zita a été inhumée dans sa dernière demeure - c’est seulement débarrassée de ses titres innombrables, excepté de celui de "pauvre pécheresse", qu’elle fut enfin admise à entrer -, et à cette phrase de François Mitterrand, en avril 1995, à Bernard Pivot qui lui demandait ce qu’il aimerait que Dieu lui dise, "s’il existait", lorsqu’il passerait ad patres : "Maintenant, tu sais", avait répondu, après un temps de réflexion, le ci-devant Président.

Maintenant, Jean et Johnny savent. Et là où ils sont, l'invraisemblable avalanche de cyber-éloges excentriques leur fait sûrement une belle jambe.

Gabrielle Cluzel
Gabrielle Cluzel
Directrice de la rédaction de BV, éditorialiste

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