Un ancien cadre de la société Deliveroo explique à Boulevard Voltaire le fonctionnement et les méthodes de management de cette plate-forme de livraison de repas à domicile.

 

Apparemment, des livreurs Deliveroo ont refusé de livrer des plats casher avec ce prétexte : « Je ne livre pas aux juifs. » Comment cela peut arriver?

 

Les livreurs ne sont pas salariés de Deliveroo. Ils sont mandatés via un contrat d’auto-entrepreneur et sont prestataires de la plate-forme. Bien que fortement encouragés par l’entreprise à représenter la marque par des éléments visibles lors de leurs missions (sacs, veste…), ils ne sont que le dernier relais logistique du système, exempts de tout cadre et accompagnement managérial.

N’ayant, par conséquent, aucun échange physique ou téléphonique avec le siège de l’entreprise du début à la fin de la prestation, ces dérives comportementales sont donc impossibles à détecter et à contrôler, pour la plate-forme. Contrôle d’autant plus difficile que le suivi des opérations de livraison de 10.000 livreurs, en France, est géré par une équipe logistique d’une dizaine de personnes.

 

Comment sont recrutés les livreurs ? 

Comme mentionné plus haut, les livreurs ne sont pas recrutés mais contractent un partenariat de prestation de service, signé sans entretien préalable et que les deux parties peuvent rompre sans préavis.

Il n’existe donc pas de process classique de recrutement. Les livreurs présentent leur « candidature » (disponibilités et documents contractuels) via le site Deliveroo. Ils sont acceptés ou non en fonction des besoins à court terme de la société. Une fois le dossier accepté, leur est transmis une brève vidéo de présentation d’une dizaine de minutes pour leur expliquer le b.a.-ba de l’application et les missions qui leur sont confiées.

Ils ne sont donc pas suivis par un process d’intégration, une formation, un suivi régulier, un cadre de valeurs d’entreprises…

 

D'un point de vue marketing, Deliveroo a un aspect très cool, très lisse. Elle fait partie de ces start-up en pointe sur la lutte pour les minorités en tout genre. On s'aperçoit que la réalité est moins rose. Cela vous surprend ?

 

La lutte contre les discriminations et les minorités fait effectivement partie des engagements sociétaux majeurs de la Société, régulièrement rappelés aux équipes salariées du siège (200 personnes en France).

Dans la réalité, cette diversité magnifiée montre un visage plus sombre. On observe, notamment, un décalage social abyssal entre les employés travaillant au siège (petite bourgeoisie, profils essentiellement HEC/école de commerces/grandes écoles hôtelières…) et les livreurs (majoritairement issus des banlieues, quand il ne s’agit pas de clandestins). Deliveroo ne fait pas travailler de sans-papiers mais certains coursiers sous-louent à des clandestins leur activité, encore une fois très difficile à contrôler par le siège.

 

L’ironie est d’observer que ce sont ces minorités les plus durement traitées dans ce modèle économique (contrats de prestations précaires, rémunération à la course qui baisse chaque année, insécurité sur la route, etc.). Une fois cette fracture constatée, penchons-nous sur l’écart des « valeurs » des différentes parties prenantes du modèle de l’entreprise. À titre d’exemple, chaque année, pendant le mois des fiertés LGBT, Deliveroo revêt son logo aux couleurs arc-en-ciel en signe de soutien sur son application, sur les réseaux sociaux… Vous pouvez également apercevoir, tous les ans, des salariés de l’entreprise du siège londonien défiler avec le logo Deliveroo dans les marches des fiertés. Courage aux quelques salariés qui oseront exprimer que leurs valeurs ne sont pas alignées avec cette promotion. Quant aux livreurs, aujourd’hui majoritairement de culture arabo-musulmane, je me permets de penser que ça soit encore moins leur tasse de thé. Et pour préciser ma réponse à votre première question, on peut raisonnablement espérer que Cédric, livreur instagrameur mondialiste en 2e année de médecine pour qui la Terre est un endroit où tout le monde s’aime partout et tout le temps, ne nourrisse aucune haine antisémite.

 

Vous avez assisté au développement, en France, de cette entreprise. Y a-t-il un moment où ça a dérivé ?

 

Depuis l’implantation de Deliveroo en France, en avril 2015, la typologie des livreurs a beaucoup évolué. Pendant presque trois ans, ils regroupaient essentiellement des étudiants souvent sportifs et férus de vélo, qui arpentaient les routes des grandes villes pour payer leurs études, loyers ou vacances. Flexibilité, belles tarifications horaires, boulot « cool », c'était merveilleux. Néanmoins, la nécessité d’une rentabilité rapide, qui s’est notamment fortement accélérée avec l’arrivée d’Amazon au capital, en avril 2019, et l’ouverture des livraisons en scooter ont contribué à modifier cela. 

Je m’explique : le modèle économique de Deliveroo et des plates-formes concurrentes comme Uber Eats repose sur l’application d’un pourcentage à la commande aux restaurants de 30 %, en moyenne. Calculons grossièrement : 30 % par commande - panier moyen de 15 euros -, rémunération fixée, en moyenne, à 4,50 € par course pour le livreur aujourd’hui... bref, le bénéfice des plates-formes est proche de zéro euro. Pour générer de la marge, les commissions de restaurants doivent être petit à petit tirées vers le haut (on approche de plus en plus les 35 %, je vous laisse évaluer le gain restant pour le restaurateur) et la rémunération des livreurs vers le bas (baisse constante depuis 2016).

Dans la même logique de rentabilité, ajoutez à la baisse de la rémunération des livreurs la nécessité d’utiliser des scooters pour étendre les zones de livraison et vous désintéressez en quelques mois les premiers livreurs étudiants pour qui le modèle était intéressant économiquement et sportivement, il y a quelques années. Vous les remplacez donc par des profils déjà précarisés pour qui cette activité devient un travail à plein temps à peine rentable.

Il faudra encore des millions de volumes de commandes et d’investissements pour atteindre le point 0 pour ces structures. À noter qu’Uber VTC n’est toujours pas rentable après plus de dix ans d’activité ! D’anciens acteurs comme Foodora, Take Eat Easy, qui avaient pourtant les reins très solides, ont quitté le marché. C’est un secteur ultra-concurrentiel dont le développement de l'activité est possible uniquement grâce à des levées de fonds colossales. Cela ne peut pas se réaliser sans aucune casse...

En interne, on défend le modèle et se rassure comme on peut, par naïveté ou peut-être simplement parce qu’on a un bon boulot et qu’on ne veut pas le perdre. Ce qui, honnêtement, fut mon cas, car il faut le dire, Deliveroo choie ses salariés. Néanmoins, personne n’est dupe et je crois qu’après l’angélisme des débuts, la réalité nous rattrape tous, tant il est difficile de croire que tout est vertueux pour tous dans ce business.

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14 janvier 2021 à 12:49

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