Quand un journaliste du Canard enchaîné renseignait le bloc soviétique…

espion

C’est un beau lièvre que L’Obs vient de lever, avec son enquête intitulée « L’Espion qui venait du Canard enchaîné ». Soit le parcours de Jean Clémentin, dit « Jean Manan », lorsqu’il officiait dans cet hebdomadaire jadis rebaptisé « Le Volatile » par le général de Gaulle. Né en 1924, la taupe est issue d’une famille catholique, va à l’école chez les jésuites, jusqu’à à avoir « des opinions quasi fascistes », nous dit L’Obs.

Alors, qu’est-ce qui peut bien pousser un tel journaliste, tenu pour être l’un des mieux renseignés de Paris, dans les bras du StB, les services secrets tchécoslovaques ? À cette éternelle question, toujours la même réponse, depuis qu’existent les espions : l’idéologie et l’argent. La première le prend quand il couvre la guerre d’Indochine en tant que reporter et se sent pousser des ailes « progressistes », lorsque se rendant compte qu’un conflit, surtout colonial, ce n’est jamais joli. C’est donc là que, par idéal, il transmet des informations, anodines au début, puis de plus en plus confidentielles, à son agent traitant, Miroslav Merta, diplomate tchécoslovaque en poste à Paris.

Puis la seconde, autrement moins glorieuse : le fric. Car notre homme est un jouisseur qui, pourtant marié, se vante d’honorer au moins cinq maîtresses ; ce qui n’est pas à la portée de toutes les bourses. L’homme du StB, qui s’y connaît mieux que quiconque en nature humaine, commence donc à rémunérer Jean Clémentin. Discrètement et modestement pour commencer, avant que les sommes ne deviennent à chaque fois plus rondelettes. Il est vrai que les informations remises au bloc de l’Est, quelque trois cents notes transmises de 1957 à 1969, méritent quelques prodigalités. La preuve en est ce très coquet appartement de Meudon, acquis avec un argent vite et manifestement mal gagné.

Ensuite, et comme toujours, qui manipule qui, sachant que dans le monde des services, les opérations d’intox n’ont rien d’exceptionnel ? Dans ce jeu de billard à multiples bandes, l’URSS n’a fondamentalement rien contre un général qui, même anticommuniste, n’est pas antisoviétique ; les Américains, c’est une tout autre histoire. Ainsi, Jean Clémentin, par ses révélations, tente de torpiller la grande réunification entre France gaullienne et Allemagne de Konrad Adenauer ; ce qui ne plaît évidemment pas à la CIA, mais déplaisait pas forcément au KGB… On notera encore que si certains journalistes de gauche sont parfois trop bavards avec les diplomates de l’Est, leurs homologues de droite sont tout aussi prolixes avec les plénipotentiaires venus de l’Ouest. Ainsi, travailler pour Washington tout en étant persuadé d’œuvrer pour Moscou, ou le contraire, fut parfois monnaie courante.

Probablement dépassé par ces jeux tortueux, notre homme est une proie facile, tel qu’en témoigne cette note du StB : « Sa situation financière n’est pas bonne. […] Il circule à scooter… » Une prime lui permet d’acheter une 2 CV flambante neuve, et le voilà définitivement ferré. D’autant mieux ferré que la cible est fragile, ne serait-ce que par son origine et ses aspirations bourgeoises, tel que pertinemment relevé par Vincent Jauvert, auteur de cette enquête et citant une note de son officier traitant, quant à la vie dissolue de sa cible : « C’est l’une des raisons pour lesquelles il ne veut pas adhérer au PC, “trop rigide” selon lui, sur le plan des mœurs. Il lui faudrait renoncer à ses aventures. Et se “lever tôt le dimanche matin” pour aller distribuer L’Humanité. »

Une collaboration qui cesse en 1969, quand les services français commencent à se pencher de près sur ce journaliste aux relations troubles. Comme toujours chez les professionnels – tels ceux du StB –, les contacts sont aussitôt coupés au moindre doute. Aujourd’hui, notre homme affiche 98 ans au compteur et refuse de répondre aux questions de ses confrères, tandis que son ancien employeur prétend « n’avoir jamais été au courant de rien » ; ce qui est bien la moindre des choses dans ce genre d’opérations.

Pour résumer, Jean Clémentin n’était ni un héros ni un salaud ; juste un pauvre type, une proie idéale, comme toujours, pour quiconque œuvre à l’ombre de la froide raison des États.

Nicolas Gauthier
Nicolas Gauthier
Journaliste à BV, écrivain

Vos commentaires

11 commentaires

  1. Voir aussi l’article de M. Chatelain-Taillade dans le Canard enchaîné du 28 décembre 1938 où on peut constater, juste avant l’arrivée des boches en France, des considérations surprenantes le peuple élu.

  2. Ce temps là est passé, le communisme n’est plus le danger qui nous menace, le totalitarisme qui nous menace est d’origine religieuse et donc bien plus dangereux, il n’a pas pris (encore) le contrôle d’un pays occidental, mais colonise avec l’immigration les pays occidentaux pour infiltrer tous leurs rouages.

  3. Le volatile dit planer au dessus des partis , mais on sait très bien que son nid est à gauche, voir l’entrain avec lequel il a descendu Fillon, pour faire le lit de Macron…

  4. « Pour résumer, Jean Clémentin n’était ni un héros ni un salaud ; juste un pauvre type, » Le problème est que cette nullité avait un pouvoir de nuisance démesuré par l’intermédiaire du Canard.

  5. Histoire tout à fait courante de ces années-là ! Plus problématique a été qu’un de nos anciens ministres de la Défense, Charles Hernu, fut lui aussi accusé en son temps d’avoir été une taupe de l’Est au profit de la Tchécoslovaquie. Notons que le fait de mentionner dans les deux cas ce pays comme correspondant est un gage de crédibilité car, dans les plans d’invasion, c’est bien à la Tchécoslovaque que revenait la mission de s’occuper de la France. Ce qui n’est pas très connu.

    • On disait aussi qu’un premier Ministre avait épousé une femme venue de l’Est agent dormant du bloc soviètique….

  6. « Car notre homme est un jouisseur qui, pourtant marié, se vante d’honorer au moins cinq maîtresses ; ce qui n’est pas à la portée de toutes les bourses. »
    Fallait oser, excellent ^_^

  7. Prodigalité…Quand l’on pense à la blague de l’époque sur les mariages tchécoslovaques dans lesquels on reconnaissait le marié à celui qui portait des baskets neuves…

  8. Il ne doit pas avoir été le seul à renseigner le bloc soviétique, surtout avec des ministres communistes du gouvernement Gaston Defferre !

  9. Pan sur le bec! On attend avec impatience la sortie du Canard de la semaine prochaine. On va voir si ces moralisateurs auront le cran de l’évoquer. En attendant, si vous pouviez nous parler de Gérard de Villiers que vous avez bien connu. L’ancien Roi du roman d’espionnage.

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