Michel Maffesoli : « Les manifestations aujourd’hui ressortissent plus d’un besoin d’exprimer des émotions communes que de faire aboutir un cahier de revendications »
Michel Maffesoli, vous venez de publier aux Éditions du Cerf L'Ère des soulèvements. Après plusieurs mois de docilité résignée, masquée et confinée, on peine à imaginer les contours de cette « ère des soulèvements ». Quelles prémices en voyez-vous ?
Mon livre commence effectivement par l’analyse de la gestion de la crise sanitaire, mais il revient sur les divers soulèvements qui l’ont précédée : gilets jaunes, manifestations contre la réforme des retraites. Le mouvement des gilets jaunes est un soulèvement populaire, sans projet politique, sans revendications bien définies, traduisant essentiellement un besoin d’être ensemble et de le manifester dans l’espace public. De manière générale, les manifestations aujourd’hui ressortissent plus d’un besoin d’être ensemble, d’exprimer des émotions communes que de faire aboutir un cahier de revendications.
L’épidémie a été bienvenue pour remettre en place un ordre que les tenants du pouvoir sentaient menacé. Il n’a pas manqué, cependant, passés les deux premiers mois de sidération, de réactions tentant de briser l’assignation à domicile : de manière douce, les concerts de casseroles, de manière plus rusée, les diverses transgressions du confinement puis du couvre-feu. Et de manière plus violente, les agressions, les violences intrafamiliales, intra-territoriales et anti-policières dont l’actualité n’est pas avare.
Le confinement, les masques, les diverses injonctions sous forme de messages affichés, serinés par les radios et les télés, ont créé ce que j’ai appelé une psycho-pandémie. Si la stratégie de la peur a pu laisser accroire un moment que le peuple était calmé et rentré chez lui, il faut s’attendre, en réaction, à de nombreuses et diverses manifestations communielles. Dont toutes ne seront pas aussi joyeuses et optimistes que les flashmobs de « Danser encore ».
« Quand le peuple ne se reconnaît plus dans ses institutions, il fait sécession (secessio plebis) », écrivez-vous. Ce moment est-il venu, selon vous ?
On peut interpréter les choix faits durant cette crise en termes purement sanitaires et voir dans le confinement une stratégie médicale. Mais dès le début de la crise, il m’a semblé qu’il fallait prendre de la hauteur et rapporter les événements à une crise de civilisation plus profonde : les grandes valeurs qui ont fondé la modernité, l’individualisme, le rationalisme, voire le scientisme, le productivisme sont saturées. Et de manière concomitante, on assiste à ce que j’ai appelé « la transfiguration du politique ». Le peuple ne se sent plus représenté par ses élites, ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire. Nombreux sont les signes de cette sécession : l’abstention aux diverses élections, y compris aux élections locales ; l’incapacité des divers partis à renouveler leur personnel ; un taux de syndicalisme inférieur à 10 %.
Et de manière générale, l’effondrement des institutions qui encadraient la vie publique : religieuses, politiques, syndicales. Ce qui ne doit pas du tout se traduire, comme on le fait bêtement, comme étant une « montée de l’individualisme ». Non, d’autres formes d’être ensemble se font jour : quotidiennes, locales, territorialisées. C’est le lien de proximité qui prime sur le contrat social, l’idéal communautaire remplace l’idéal démocratique. Sachant que ce communautaire n’a rien d’une organisation communautariste, mais traduit simplement le besoin de chacun de développer des liens de solidarité, d’entraide, d’affection avec des proches.
Votre essai fait écho au Temps des tribus, que vous aviez écrit en 1988. L'Ère des soulèvements en est-elle l'inexorable corollaire ?
Oui, bien sûr, ce livre, L’Ère des soulèvements, est une application aux événements des trois dernières années de mes analyses développées dans mes premiers livres : Dans La Violence totalitaire; je montrais comment une « idéologie du service public » était le prétexte à un totalitarisme doux : il me semble que le Great Reset contemporain en est une illustration parlante. La modernité a assigné chacun à une identité individuelle, professionnelle, sexuelle, culturelle même. Le pass sanitaire en est en quelque sorte la quintessence.
La postmodernité qui émerge met en avant l’intuition du poète : « Je est un autre. » Je ne me définis plus comme un individu à l’identité stable, mais selon les occurrences, les périodes de la vie, voire les moments de la semaine je serai membre de diverses « tribus » ; c’est le mot que j’avais utilisé en 1988 dans Le Temps des tribus pour décrire ces communautés fluctuantes, labiles, ces affinités électives diverses : banquier le jour, DJ la nuit, agriculteur attaché à ma terre et membre de diverses communautés via Internet. Le retour du sacré, c’est-à-dire d’une religiosité ambiante, dans laquelle les moments de communion collective prennent le pas sur la foi individuelle en un dogme bien défini, est du même ordre.
En ce sens, les soulèvements dont je pressens l’imminence participent de ce besoin de communions émotionnelles. Soit ils trouvent des formes d’expression plus douces, d’une violence ritualisée, violence contre les biens, apparentée aux phénomènes de « consumation » décrits par les ethnologues, soit les occasions de regroupement continuent d’être réprimées et les soulèvements pourront être plus violents, plus agressifs. La « tribu » peut s’affirmer par divers rituels, sportifs, musicaux, voire des affrontements ritualisés, mais si elle est privée d’expression collective, elle s’affirmera dans l’agressivité, le combat contre les institutions et contre les autres tribus. Il faut trouver de nouveaux moyens de gérer la chose commune (res publica), un pacte sociétal plutôt que le contrat social juridique. Une éthique de l’esthétique.
Tous les changements d’époque sont des périodes d’agitation et de soulèvements, mais la fin d’un monde n’est pas la fin du monde et la vie continue, tant bien que mal. Il y a, dans mon livre, deux textes sur les réactions observées lors de l’incendie de Notre-Dame : la réunion dans un silence entrecoupé de chants et de prières d’une foule de jeunes gens sur les quais pendant que la cathédrale tentait d’échapper à la destruction totale fut un témoignage fort de cette force vitale populaire.
Entretien réalisé par Gabrielle Cluzel
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