Manifeste contre l’antisémitisme : une hirondelle qui ne fera pas le printemps

Un manifeste ne peut pas tout. Comme une hirondelle ne fait pas le printemps. Pourtant j'aurais aimé signer le Manifeste contre l'antisémitisme alors que je déteste les pétitionnaires compulsifs. Parce que ce manifeste fait un constat, analyse les fondements, s'indigne à juste titre même s'il s'illusionne peut-être. Quelques éditorialistes le jugent "caricatural", ce qui ne m'étonne guère, tant une pensée ferme et sans complaisance fait peur.

Selon les chiffres du ministère de l'Intérieur, les Français juifs ont 25 fois plus de risques d'être agressés que leurs concitoyens musulmans. Dans l'Histoire récente, onze juifs ont été assassinés par des islamistes radicaux. Youssouf Fofana, qui a torturé et assassiné Ilan Halimi, n'était pas, pour sa part, "un islamiste radical" mais un délirant antisémite gangrené par les préjugés. Faut-il rappeler les crimes récents dont ont été victimes Sarah Halimi et Mireille Knoll ?
10 % des citoyens français juifs d'Île-de-France - environ 50.000 personnes - ont été contraints de quitter leur logement parce qu'ils ne se sentaient plus en sécurité dans certaines cités et que leurs enfants subissaient humiliations, harcèlements et violences à l'école.

Le manifeste n'exagère donc pas quand il évoque une "épuration ethnique à bas bruit au pays d'Émile Zola et de Clemenceau".
Sans fard, il identifie comme responsable de la peste antisémite "la radicalisation islamiste" qui, pour une part dévoyée des élites, relèverait de "l'expression d'une révolte sociale", alors que d'autres pays très inégaux socialement et économiquement connaissent la même dérive.

Parce que au "vieil antisémitisme de droite" s'ajoute dorénavant "l'antisémitisme d'une partie de la gauche radicale" qui se sert de l'antisionisme - alors que ce peut être, chez d'autres, une position politique sans équivoque ni ambiguïté - pour métamorphoser les "bourreaux des juifs en victimes de la société".

Comme, pour rejoindre Georges Bensoussan, il y a aussi un antisémitisme qui "se pare des oripeaux d'un antiracisme dévoyé".

On peut considérer que celui-ci a cependant, pour l'essentiel, changé de nature. Le juif n'est plus fondamentalement celui qu'on jalouse socialement et qu'on envie parce qu'on le perçoit comme supérieur à soi ou à son groupe, mais devient la cible d'une hostilité politique, idéologique et religieuse de la part d'extrémistes qui non seulement n'éprouvent aucune honte mais se sentent légitimes dans l'extériorisation parfois criminelle de leur haine.

Ce manifeste mettant la morale dans la plaie et le courage dans le diagnostic me paraît toutefois s'illusionner.

Imagine-t-il vraiment que les versets appelant "au meurtre et au châtiment des chrétiens et des incroyants" seront supprimés du Coran en espérant une évolution comparable à celle d'autres religions ? Pour la Grande Mosquée de Paris, il s'agit "d'un procès injuste et délirant". On constate déjà l'ouverture d'esprit ! Aucune chance pour des corrections...

Sans être un spécialiste de cette matière, il me semble qu'un gouffre oppose la vision guerrière et intolérante de l'islamisme (qui domine totalement l'islam modéré, qu'on n'entend pas) et celle du judaïsme et du christianisme qui, à la réflexion, ont accepté de se percevoir comme révisables sur un certain nombre de points. Malgré la qualité des signataires, ce texte ne pourra rigoureusement rien contre l'antisémitisme au quotidien ou, pire, dans ses expressions criminelles.

Surtout, le manifeste, au plus haut de sa confiance en l'avenir, souhaite que la lutte contre l'antisémitisme "devienne cause nationale avant qu'il ne soit trop tard". Pourquoi pas ? Mais qui peut croire à ce miracle d'une transformation des êtres et des esprit ?

Il convient d'en revenir à ce qui est ressassé : une judiciarisation vigoureuse de tout ce qui, au quotidien - de l'insulte au délit puis au crime -, apparaîtra comme relié clairement et nettement à l'antisémitisme. Avec des sanctions appropriées.

On sortira de ces batailles ridicules pour réprimer des atteintes qui, par rapport à l'antisémitisme, sont peu ou prou dérisoires, voire trop floues pour être prouvées. Les outrages sexistes, je le regrette, sont très secondaires à côté de la peste antisémite. Il convient de mettre fin à un prurit législatif qui s'égare et ne sait plus hiérarchiser. À force de multiplier le quadrillage pénal, on étouffe la lutte contre l'essentiel sous des combats périphériques. Tout ne se vaut pas et ne mérite pas la même vigilance et rigueur.

Il conviendra de prendre garde à ce que la lutte sans merci contre l'antisémitisme ne noie pas la liberté d'expression dans le même bain.

Une fois n'est pas coutume, j'aurais signé ce manifeste.

Philippe Bilger
Philippe Bilger
Magistrat honoraire - Magistrat honoraire et président de l'Institut de la parole

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