À l’âge vénérable de 89 ans, Jean-Claude Carrière s’en est allé, durant son sommeil. Un comble pour cet écrivain, acteur et scénariste dont le pedigree est tel qu’il a souvent dû dormir moins qu’à son tour, qui voit le jour le 17 septembre 1931, dans l’Hérault, dans une famille de vignerons. Ce qui ne l’empêche pas, même si attaché à son terroir natal, de vite monter à la capitale.

Là, et sous le pseudonyme collectif de Jean Becker, il écrit six aventures apocryphes du baron Frankenstein, le héros créé par Mary Shelley, dans la mythique collection Angoisse, publiée par la non moins mythique maison d’édition Fleuve noir. Plus d’une centaine d’autres ouvrages suivront, explorant des genres possibles et imaginables : romans, essais, anthologies consacrées à l’humour et à l’ésotérisme.

Mais il est rapidement happé par le cinéma. La faute, peut-être, à deux rencontres : Pierre Étaix et Luis Buñuel. Le premier est alors, avec Jacques Tati, dont le défunt devient assez proche, l’un des princes de la comédie française.

Pierre Étaix, c’est la tendresse. Ça se sent à sa façon de filmer. Ça se voit tout autant aux scénarios que Jean-Claude Carrière écrit pour lui : Le Soupirant (1963), Yoyo (1965), Tant qu’on a la santé (1966) et surtout Le Grand Amour (1969), film qui reçoit le prix de l’Office catholique à l’occasion du Festival de Cannes. Une telle distinction a de quoi laisser perplexe, sachant que, dans le même temps, il travaille avec Luis Buñuel, pas tout à fait connu pour sa bondieuserie militante.

Ensemble, ils feront cinq films dont les plus connus sont, évidemment, Le Charme discret de la bourgeoisie (1972) et Cet Obscur objet du désir (1977), qui ne sont pas précisément des manifestes de sacristie. Pourtant, Michel Marmin, historien du cinéma, tient à nuancer : « Les rapports qu’entretenait Luis Buñuel avec le catholicisme étaient plus qu’ambigus, tout comme ceux qui le liaient avec le régime franquiste d’alors. Contre, mais pas tant que ça, ou alors tout contre. D’ailleurs, je pense que Jean-Claude Carrière, qui a tout de même travaillé dix ans durant avec Buñuel, ne devait pas avoir l’esprit si coincé que ça… »

Pour en revenir au sujet religieux, si prégnant chez Buñuel et Étaix, voilà un domaine qui a manifestement taraudé, sa vie durant, un Jean-Claude Carrière, par ailleurs de plus en plus sensible au bouddhisme à partir de 1994, après sa rencontre avec le dalaï-lama.

De tout cela, il s’explique longuement à l’occasion d’un entretien accordé au Monde des religions, en juillet 2015 : « Grâce au travail des historiens des religions, nous savons que nous avons inventé les Cieux, nous savons où, quand, comment et pourquoi, mais voilà que nous finissons par croire à la vérité de ce que nous avons inventé… Comment se fait-il que ce qui est au départ une invention, une illusion, devienne pour nous-mêmes une vérité ? Au point de pouvoir tuer et mourir au nom de cette vérité. Cela m’a toujours sidéré. »

Et le même d’ajouter : « Le problème de la croyance est tellement complexe qu’il est presque impossible de le comprendre. On peut le décrire, ce que j’ai essayé de faire, et parfois dans ses aspects les plus étranges, mais arriver à savoir pourquoi nous tuons en prenant comme argument l’imaginaire, l’illusoire, c’est très difficile. J’en ai parlé avec des psychologues et des psychanalystes, or personne n’a vraiment d’explication. Il y a quelque chose en nous qui nous échappe. »

Quelle belle interrogation. Mais aujourd’hui qu’il n’est plus, au moins a-t-il enfin la réponse.

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10 février 2021 à 17:00

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