Grand entretien avec Héléna Perroud : dans la tête de Vladimir Poutine (I)

Née à Moscou dans une famille franco-russe, russophone, agrégée d’allemand, Héléna Perroud fut une collaboratrice du Président Jacques Chirac, qu’elle accompagna notamment lors de ses voyages en Russie. Ancienne directrice de l’Institut français de Saint-Pétersbourg de 2005 à 2008, elle a signé Un Russe nommé Poutine aux Éditions du Rocher (2018). Cette spécialiste de la Russie contemporaine qui suit quotidiennement l’actualité du pays a accepté, pour Boulevard Voltaire, de décrypter les événements actuels en éclairant les motivations, bonnes ou mauvaises, du géant russe.

L’Ukraine est aujourd’hui assaillie par Vladimir Poutine. Comment le maître du Kremlin peut-il à ce point poser sa botte sur un pays indépendant ? C’est incompréhensible, à l’Ouest.

Parce qu’il y a une appréciation différente de l’Histoire. Le point de départ de 2014 [en février 2014, le président d’Ukraine Viktor Ianoukovytch est destitué durant ce qu’on appellera la révolution de Maïdan, NDLR] n’est pas du tout le même quand on le regarde avec un œil occidental ou un œil russe. Depuis 2014, les Russes considèrent ce tournant comme un coup d’État alors que nous, Occidentaux, nous le voyons comme une révolte populaire contre un président corrompu aux mains des Russes.

Comment cette situation s’est-elle cristallisée récemment ?

Les Russes sont à l’initiative, depuis le 17 décembre, avec deux textes rendus publics pour régler la question de la sécurité de la Russie : leur proposition est irrecevable par les Américains et par l’OTAN. Les Russes en ont tout à fait conscience. Tout part d’un sentiment d’humiliation et de trahison par les Russes, et par Poutine en particulier. Il a, par rapport à ses interlocuteurs européens, la mémoire des événements tout simplement parce qu’il a été lui-même acteur de toutes ces dernières années. Poutine est aux commandes de la Russie depuis août 1999 : il a en tête les engagements successifs des uns et des autres. Il a eu beaucoup d’interlocuteurs : côté américain, il en est à son cinquième président. Côté français, à son quatrième Président et côté allemand, à son troisième chancelier. Il a la mémoire du temps long et, en face, des interlocuteurs qui font un bout de chemin avec lui ou contre lui. Le problème de fond s’enracine en 1990. La réunification de l’Allemagne se fait avec l’accord de l’URSS de l’époque, moyennant cette fameuse promesse non écrite de James Baker, secrétaire d’État du président Bush de 1989 à 1992, de non-élargissement, à l’est, des frontières de l’OTAN, et de non-élargissement, à l’est, d’une Allemagne réunifiée. C’est cela, le nœud du conflit.

Car cette promesse n’a pas été respectée, estime Poutine.

Non, depuis cette promesse non écrite, il y a eu cinq élargissements à l’est de l’OTAN. Ce n’est pas par la tectonique des plaques que la Russie s’est retrouvée aux frontières de l’OTAN ! Aujourd’hui, des pays de l’OTAN sont frontaliers de la Russie. En 1999, trois pays, et pas des moindres - la République tchèque, la Pologne et la Hongrie -, ont rejoint l’OTAN. Sept pays ont suivi en 2004, deux pays en 2009, un en 2017 et un en 2020 (la Macédoine du Nord). Pourquoi Poutine insiste-t-il sur ces textes du 17 décembre 2021 proposés à la signature des États-Unis et de l’OTAN ? Pourquoi insiste-t-il sur les frontières de l’OTAN telles qu’elles étaient en 1997 ? Le premier et dernier texte signé en 1997 entre la Russie moderne par Boris Eltsine et les dirigeants des pays de l’OTAN de l’époque, l'Acte fondateur OTAN-Russie, jette les bases d’une relation apaisée entre la Russie nouvelle tournée vers l’Occident qui voulait en finir avec son passé communiste et les pays occidentaux de l'OTAN. C’est la pierre fondatrice de l’édifice de sécurité en Europe. Tout ce qui s’est passé depuis 1999, toutes ces vagues d’élargissement sont pour Poutine sujettes à caution. Elles se sont faites contre la Russie.

Pourquoi, du coup, se concentrer sur l’Ukraine avec tant d’insistance et d’alacrité ?

Pour le comprendre, il faut revenir aux années 1990, aux balbutiements de cet État tout neuf qu’était la Fédération de Russie. La Russie n’est plus l’URSS : elle ne se définit pas comme, d’emblée, ennemie de l’Occident, j’espère que cela ne changera pas... On a, depuis les dernières élections américaines à la Maison-Blanche, un homme d’un certain âge. Joe Biden a dix ans de plus que Poutine. Toute sa vision du monde s’est forgée au moment de la guerre froide, dans cet affrontement idéologique très violent entre le bloc soviétique et le pays de la liberté que sont les États-Unis. Paraît, à cette époque, un texte fondateur que les diplomates et militaires russes connaissent par cœur, c’est Le Grand Échiquier, de Zbigniew Brzeziński. Cet Américain d’origine polonaise (les Polonais et les Russes ne sont pas les meilleurs amis) est conseiller de Jimmy Carter à la Maison-Blanche. Il reste très influent jusqu’à son dernier souffle, en 2018. Dans Le Grand Échiquier, il explique en substance que, pour que la paix règne dans le monde, il faut que les États-Unis continuent à dominer le monde. Pour cela, il faut gagner la partie sur le grand échiquier qu’est l’Eurasie et, sur « ce grand échiquier », l’autre joueur important, c’est la Russie.

Il veut donc pratiquer une politique de containment, de contingentement ?

Oui, pour que la Russie devienne une puissance régionale et non plus mondiale, il faut la détacher de ses pays satellites, ceux d’Asie centrale, les pays en « stan » et ceux d’Europe orientale. Et parmi ces derniers, un pays a une signification toute particulière : l’Ukraine. Brzeziński le dit noir sur blanc en 1996, à une époque où Boris Eltsine vient d’être (mal) réélu, lors d’une élection trafiquée pour éviter le retour des communistes au pouvoir. Brzeziński écrit alors : « Il faut d’ores et déjà, même si cela paraît lointain, annoncer à l’Ukraine qu’elle pourra, dans la décennie 2005 à 2015, rejoindre l’Union européenne et l’OTAN. » Les Russes lisent les événements de cette décennie, la révolution orange de 2004 et le renversement du régime ukrainien en 2013-2014 comme l’agenda américain défini par Brzeziński. Ils considèrent que ses successeurs ont suivi très fidèlement cet agenda.

Vous pourrez lire dès demain la suite de cet entretien.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 28/02/2022 à 9:50.
Marc Baudriller
Marc Baudriller
Directeur adjoint de la rédaction de BV, éditorialiste

Vos commentaires

63 commentaires

  1. Avant-hier dans vos colonnes Mariani expliquait que jamais Poutine n’envahirait l’Ukraine et que le danger venait de cette dernière !!!
    Il serait peut-être temps pour vous de changer de logiciel. Heureusement que la Pologne et les pays baltes sont protégés par l’OTAN, malheur à la Géorgie et à la Moldavie qui n’ont pas eu l’opportunité de le faire.

    • En 40, les Polonais étaient bien contents de voir arriver l’Armée Rouge pour faire le ménage. Le ghetto de Varsovie est le plus raconté. Tout n’est pas noir d’un côté et blanc de l’autre.

    • Tout n’est pas si simple, c’est une situation très compliquée, l’Ukraine n’est pas un pays homogène, loin s’en faut et Kiev opprime les régions russophones. Et ne comptez pas trop sur la protection de l’OTAN, vous pourriez avoir des surprises.

  2. Et oui tout et la, mais les troglodytes américains ne comprennent que la force et ils risquent d’être servis et malheureusement nous aussi vu la politique étrangère que mènent « Jupiter 1er »et son nain…

    • Une nouvelle guerre en Europe que les US détestent serait bien venue pour les fabricants et vendeurs d’armes.

  3. Les rédactions des plateaux télé présentent Poutine comme un fou sanguinaire, c’est inadmissible. Nous sommes au summum de la désinformation. Qu’ils parlent aussi du vieil américain qui tire les ficelles et cela on le savait après son élection truquée.
    Dans huit jours on ne parlera plus de l’Ukraine car Poutine aura bien fait le ménage.
    Et puis plus de Covid ….bizarre !

    • Tout comme vous, je suis scandalisée par le parti pris des médias. C’est le triomphe du « Politiquement correct ». Aucune voix ne s’élève pour rappeler l’agression illégale de l’OTAN sur la Serbie en 1999. Personne ne remet en question l’existence de cette alliance transatlantique qui après la chute du mur de Berlin, ne sert plus qu’à entretenir les visées expansionnistes des Américains. Comment pouvons-nous manquer de fierté (ou de courage) au point de nous soumettre au diktat des US?

      • Le Général De Gaulle nous avait sortis de ce machin et il a fallu que Sarkozy nous y remette. Il ne faut tout de même pas penser que les Ukrainiens sont blancs comme neige.

    • Je pense que le président Poutine est là pour faire le ménage à l’exemple de Trump, si les français avaient un président de cette trempe, nous n’en serions pas là !

  4. Il est vrai que lorsque l’Otan a bombardé la Serbie en 1999, là, c’était bien et c’était la « démocratie » qui venait au secours des opprimés.
    Bien sûr, quand ce sont les « occidentaux » qui déclenchent des guerres, sement la mort et le chaos, c’est toujours avec de nobles intentions et au nom de cette pauvre liberté.
    Le problème, c’est que ces mêmes « occidentaux » ne supportent pas que d’autres qu’eux s’autorisent, comme eux, à faire la guerre en utilisant les mêmes prétextes.

    • Vous avez raison sur toute la ligne et beaucoup d’entre nous, lecteurs de BV, nous partageons cette analyse. Alors pourquoi les soi-disant « experts » télévisuels bien plus intelligents que nous, sont-ils incapables de nuancer leurs propos afin que le public soit informé de façon objective et la plus exhaustive possible? Y aurait-il des lois internationales à géométrie variable?

  5. Merci. On attend demain de savoir en quoi et pourquoi les accords de Minsk n’ont pas été respectés et qu’est-ce qu’ils auraient changé.

  6. Il est évident que la durée garantie est une force. La perennité de Macron n’a rien d’assuré et c’est une faiblesse structurelle. Le dédain manifesté à son endroit par Biden puis la fessée publique donnée par Poutine en sont les symptômes .

    • A cette pérennité non assurée ( une bénédiction pour les Français s »il dégage aux prochaines élections présidentielles)), il convient d’ajouter la nullité de son honnêteté intellectuelle et morale qui fait de lui la risée du monde entier ça c’est la raison structurelle du dédain, la non pérenniré est une raison conjoncturelle cad non fondamentale, changeante. Macron est menteur et immoral, il se fout de la France.Les autres nations voient qu’il détruit la France et le méprisent.

  7. Diaboliser l’autre évite de faire une analyse mesurée et mettre en place une diplomatie respectueuse et bienveillante. Quand sous prétexte de communiquer on continue à mépriser et humilier l’adversaire il n’y a pas de paix possible.
    Poutine régulièrement assigné au « camp du mal » supporte mal l’envahissement de l’OTAN et ce n’est pas notre ministre le Drian menaçant les Russes de la bombe atomique qui arrangera les choses.

    • Ce sont les mêmes qui ont ordonné à Macron de diaboliser « les non-vaccinés »…Le mal absolu, répandu depuis Washington et son temple le Capitole !!!

    • En effet , et à moins que je me trompe, parce que personne n’en parle, la Russie était sous embargo depuis quelques années …j’ai pourtant entendu un chef d’entreprise qui vivait en Russie, dire sur une radio, qu’il voyait arriver du lait d’Allemagne !! Cet embargo était il levé ? en tous cas là aussi c’était plus qu’humiliant et préjudiciable pour nos deux pays

  8. Encore une fois ce sont les Américains qui sème la zizanie, comme ils l’ont fait en Irak, en Afghanistan, en Syrie, etc , quand au respect du droit international dont se prévalent les US et l’europe, je ne les ai pas trop vus quand ces messieurs ont bombardé la Serbie pendant 73 jours pour créer un état mafieux et musulman, je veux parler du Kosovo, deux poids deux mesures.

    • les Etats Unis se croient toujours les maîtres du monde et les gendarmes de l’humanité, mais ils ne le sont plus depuis longtemps; c’est l’histoire du vieux lion malade et à bout de souffle qui s’écrit: « c’est moi le maître » Les Américains et Biden en particulier nous entraînent par incompétence dans une guerre effrayante. Il est grand temps de nous séparer de l’Otan et de prendre notre indépendance diplomatique et d’être l’arbitre entre la Russie et les Etats Unis.

  9. Un engagement oral, fût-il présidentiel, n’engage que momentanément . La preuve en est que dès son arrivée au pouvoir B.Clinton s’est essuyé avec les promesses de G.Bush.
    Depuis Clinton puis Obama les States ne s’estiment pas engagés par les accords du temps du prédécesseur, d’autant que celui-ci était Républicain.

    • Engagés ou pas les Russes ne veulent pas que l’Ukraine devienne Cuba. On ne peut leur donner tort. Souhaitons que ce conflit se termine le plus rapidement possible avec l’arrestation des dirigeants ukrainiens pions des américains.

  10. Merci à Boulevard Voltaire pour cet éclairage si différent de ce que l’on lit et entend à longueur de journée.
    À chacun de réfléchir et de former son opinion (ce que beaucoup ne feront pas, hélas).

  11. Tout ceci est vrai , mais comment sortir de l’impasse? Renverser la table n’a jamais été une solution ou on ne sort pas de l’aventure de la guerre indemne, surtout aujourd’hui. .

  12. Ce sont les USA et certains pays de l’Otan qui sont responsable du prob de la sécurité en Europe. La non-réponse sur le fond du gouv américain au projet de pacte soumis par la Russie a été un facteur aggravant.
    Tant que les pays de l’OTAN et les États-Unis n’admettront pas que le non-respect de cette décision est à l’origine de la méfiance croissante de la Russie à leur égard, une profonde méfiance réciproque obèrera toute négociation

  13. L’ouest manipulé par son système politico-médiatique ne voit les choses qu’avec les yeux de l’idéologie occidendale (humanisme, bienpensance…). Nous ne savons plus prendre du recul et prendre en compte les positions de chacun. Nous diabolisons la Russie mais nous ne valons pas mieux et je fais preuve d’euphémisme en disant cela.

    • humanisme , bien-pensance , égalitarisme , liberté fraternité : que de dégâts , profonds ou collatéraux , ont été ( sont ) faits en sous-main en ton nom ! ça s’appelle l’inconscience , non ?

  14. Je me rappelle Glucksmann en 2013, jouant place Maïdan le rôle qu’avait joué Cohn-Bendit en 68 (agitateur manipulé par la CIA et le Mossad). En mettant un clown comme dirigeant du pays, mais obéissant à l’Occident et à Davos, on a créé une situation ambigue. Les récentes réactions de Vedrine et de Villepin sont intelligentes et pleines de bon sens. (d’ailleurs si le PS et LR avaient gardé des pointures de ce type aux affaires, ils ne seraient pas aussi bas dans les sondages)

    • N’empêche que le Con Bendit nommé le ROUGE à l’époque, vit grassement depuis de longues années sur le dos des contribuables Allemands et Français..

  15. Serait-ce manquer de respect que de souligner l’étrangeté de cette présidence : un humoriste, 44 ans, devenu Président de l’Ukraine ! Au même moment ou presque, la France,elle, fut « avalée » par l’élève d’un professeur de province ! S’étonner ensuite des corruptions, enfermements de ces personnages absolument pas éduqués, préparés aux grandes responsabilités !!! Coluche a failli prendre le pouvoir. En son principe, c’est risible !!!!

    • « Malheur au Royaume dont le Prince est un enfant ».
      C’est vrai pour l’Ukraine comme pour la France . La différence entre les deux est que la France a plus de 1500 ans de réelle existence et que l’Ukraine, colonie successive de divers empires, est en recherche d’identité actuellement encore. Ses provinces agricoles ont comme seule mémoire récente le génocide stalinien pour se constituer en nation.

    • « un humoriste, 44 ans, devenu Président de l’Ukraine « …on peut même lire par ci par là qu’il jouait du piano debout avec sa …

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