Après Churchill, Baden-Powell, Roosevelt, Colbert ou encore Cervantès, les néo-iconoclastes compulsifs s’attaquent désormais aux saints : aux États-Unis, la statue de l’Espagnol Junípero Serra a été abattue, celle de Saint Louis sauvagement dégradée et taguée. Le phénomène, crise identitaire faisant suite à la crise sanitaire, s’apparente lui aussi à une pandémie galopante à contagion très rapide : on ne sait quel obscur méfait ont commis ces saints ayant pansé toute leur vie les plaies des malheureux, mais eu égard à leur haute fonction dans la hiérarchie (céleste, car ici-bas, c'est loin d'être toujours le cas, mais allez leur expliquer cela…) de l'Église, ils étaient forcément de mèche avec cette « firme » de Blancs dominants. Tous responsables et tous coupables. Et si ce ne sont eux, ce sont donc leurs frères.

Le 20 juin, l'Espagne a demandé aux autorités américaines de protéger leur patrimoine commun. On doute fortement que la France en ait fait autant et on peut remercier la poignée de jeunes catholiques américains - les images ont beaucoup tourné sur les réseaux sociaux - qui ont sauvé l’honneur en allant frotter, lessiver, gratter pour effacer, sur le socle de Louis IX, les traces de l’outrage. La comparaison des deux scènes - d’un côté des hommes en noir, la tête rentrée dans la capuche qui éructent et détruisent, de l’autre des enfants sages à visage découvert qui réparent en chantant des cantiques - est du reste presque allégorique.

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Les socles sont désormais vides. Qui mettre à leur place ? Un Noir, bien sûr. Une femme, idéalement. Une esclave libérée de ses chaînes serait évidemment parfait. On se gratte le menton. On cherche un nom.

Eurêka ! La Soudanaise Joséphine Bakhita (1869-1947) ! Mais c'est qu’il va falloir changer d'un coup tous les vieux logiciels.

Bakhita - sobriquet ironique signifiant « chance », en arabe, dont l’a affublée l’un de ses geôliers - a été capturée dans un village du Darfour par des marchands d’esclave africains à l’âge de 7 ans, elle a été « vendue comme esclave à un riche chef arabe qui l’a donnée en joujou à ses enfants sadiques. Rachetée par un Turc, elle est battue tous les jours. Enfin, libérée à 14 ans par le consul italien à Khartoum, elle panse ses plaies chez les Filles de la charité canossiennes, en ­Italie. Puis elle devient religieuse et s’occupe avec un dévouement sans commune mesure de milliers d’enfants orphelins recueillis dans l’institut des sœurs à Schio, en Italie. Touchées, celles-ci publient son histoire, Storia ­meravigliosa (« ­Histoire merveilleuse ») (Le Pèlerin).

Elle a été canonisée par Jean-Paul II en 2000. De la même façon que l’on trouve des chapelles Sainte-Jeanne-d’Arc ou Sainte-Thérèse-de-l’Enfant-Jésus au fin fond de l’Afrique, on trouve une église en Touraine, à Langeais - comme la duchesse du roman - dédiée à sainte Bakhita.

Plus que merveilleuse, son histoire est surtout audacieuse, périlleuse et même très enquiquineuse pour la légende dorée très binaire de Black Lives Matter : vendue par des Africains à des Arabes, libérée par des Italiens catholiques et hissée sur une stèle avec une auréole par l’Église, en haut, tout en haut - au-dessus, par exemple, d’Isabelle de France, sœur de Saint Louis, qui n’est « que » bienheureuse (si ça, ce n’est pas l’égalité !) - et, cerise sur le gâteau, il est d'usage de demander son intercession pour que cesse l’esclavage… moderne. Quoâ ? L’esclavage, ne serait pas l’apanage des « Blancs » de jadis et ce fléau n’aurait pas disparu ?

Gageons que les modestes statues de sainte Bakhita resteront encore confinées longtemps dans les sanctuaires où elles ont été érigées ( il y en a, à ma connaissance, trois : en Ontario, à Manille, à Chicago), car il ne suffit pas d’être noire et esclave pour remporter les suffrages et être portée en triomphe. Il faut encore rentrer docilement dans la petite case de l’Oncle Sam, entendez ce racialisme autoritaire d’outre-Atlantique qui nous envahit aujourd’hui et qui interdit moralement à un Noir d’être flic ou à une Bakhita d’être sainte comme autrefois à Rosa Parks de s’asseoir dans un bus.

(Je serai vendredi, à 20 h, sur CNews chez Julien Pasquet dans l'émission « Intégrale week-end »)

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02 juillet 2020 à 16:30

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