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Il n'y a pas de pire exercice que de traduire un auteur médiocre, surtout californien. C'est la médiocrité au carré. On voit toutes les ficelles, toutes les récurrences du creative writing à l'américaine, dont une conjuration d'éditeurs et de critiques voulait que les auteurs français s'inspirent. C'était avant tout une poignée de recettes de bateleur, un recours systématique au cliché, une profusion de « il hocha la tête », « il haussa les épaules », « il parut soucieux ». Traduire un best-seller, c'est revoir trente fois le même film d'action imbécile dont les protagonistes s'interpellent aux cris de « hé ! attends une minute » et font des allusions à Thanksgiving dont les Français n'ont que faire. C'est donc à cette époque qu'un ancien agent commercial de chez Gallimard nommé Fixot, pour avoir compris que cette humanité-là allait submerger l'autre, prend la direction des Éditions Laffont.

Il suscite un tollé à Paris en voulant alléger Balzac et Flaubert de toutes leurs descriptions inutiles pour une édition de poche. Il épouse la fille de l'ancien président de la République, artifice de génie sans lequel son histoire n'aurait pas ressemblé à un conte de Roald Dahl. Il m'explique que je ferais bien d'accueillir le monde nouveau avec moins de réserve, car l'autre n'a aucun avenir. Il me conseille de couper ma barbe qui est mauvaise pour mes ventes, qui me donne un air rugueux et finira par m'appauvrir. De fait, je dois renoncer à ma licence de pilote faute d'argent alors qu'il circule lui-même en hélicoptère, ce qui est un premier indice.

Bon an mal an, grâce aux traductions de la littérature que j'exècre, et qui prend la place de la mienne dans les catalogues, j'arrive tout de même à gagner ma vie, ce qui est une prouesse au pays du maccarthysme de gauche. La France est sournoisement passée dans le giron des opinions obligatoires. Si les contours de l'officialité dans la pensée sont encore mal tracés, les Français qui voyagent souvent aux États-Unis (et j'y passe la moitié de mon temps) ont déjà remarqué que nous sommes en train d'imiter nos maîtres en tous domaines. Certes il existe, chez le Français des classes moyennes comme chez l'intellectuel, une fascination pour le goût américain puisqu'il coïncide avec la pente naturelle de la convoitise et de l'esbroufe, mais on sous-estime le caractère délibéré, programmé, orchestré de l'influence culturelle qui nous a été vendue de force, scientifiquement, par des lobbies aussi puissants que ceux qui gouvernent le marché aéronautique ou l'agriculture mondiale. Ce ne sont pas seulement les livres, ceux que je traduis, qui inondent le marché sous le nom de blockbusters, mais les films, les jeux vidéo, qui vont tous dans le même sens, celui d'une plèbe aveugle, sans âme et sans mémoire, sans autre désir que celui de la technologie et de l'aventure spatiale, sans autre fascination que celle des robots et des êtres interchangeables, rebootables, dont on efface les souvenirs, que l'on reprogramme indéfiniment afin qu'ils deviennent toujours quelqu'un d'autre (c'est exactement ce qui est en train de se produire pour notre nation).

En ce sens, le monde américain nous inflige depuis quarante ans un aveu majeur : son imaginaire est tourné vers une humanité future qu'on appelle aujourd'hui transhumaine, mais qui n'a rien d'humain. Transformable (Transformers), reprogrammable (Total Recall, Jason Bourne), réassemblable (RoboCop), elle est aussi formée de gens médiocres qui aspirent à devenir quelqu'un d'autre grâce à des « pouvoirs », voire des super pouvoirs, « superpowers ».

Il faut ajouter à cela que le réalisme, le naturalisme, donc le simple humanisme, disparaissent dans les représentations anatomiques. La nudité devient inappropriée, la sexualité est strictement bannie, les slips des super héros sont vides alors que leurs épaules sont énormes, les programmes d'image de synthèse destinés aux sculpteurs font l'impasse sur les organes sexuels, lesquels sont livrés en option. En revanche, les caractères sexuels symboliques que sont les muscles et les seins sont glorifiés, exaltés jusqu'à la névrose pour compenser une castration parallèle. L'univers des jeux vidéo domine celui du cinéma, lequel domine celui de la littérature – puisqu'elle travaille désormais pour lui dès le premier stade. Du coup, le seul refuge de la littérature véritable aux États-Unis pendant cette période est la dérision écœurée, vaguement suicidaire, qui saisit les esprits critiques devant la niaiserie, l'antihumanisme absolu de ce complexe technologique et commercial envahissant. John Kennedy Toole, Michael Chabon, les frères Coen, Michael Moore nous montrent que tout est perdu et, chez nous, leurs élèves les plus fayots comme Despentes, Dantec ou Houellebecq retiennent la leçon et réchauffent, indéfiniment, le plat fétide de l'autodérision dépressive. Tout est moche, la sexualité ne renvoie à aucune morale, le monde est une
absurdité, la civilisation occidentale est mûre pour la punition des barbares, qu'elle évitera toutefois probablement en exterminant tout le monde à l'aide de robots vengeurs.

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20 août 2017 à 16:07

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