Ukraine : l’échec d’une prophétie
Le traitement politique et médiatique de l’évolution de la guerre en Ukraine offre, de nos jours, un parfait exemple de dissonance cognitive. Plusieurs mois après le début du conflit, nous pouvons, en effet, faire ce constat : la prophétie des Occidentaux ne s’est pas réalisée. Ils y croyaient pourtant dur comme fer. Dissonance cognitive ?
Au départ, il s’agit d’une histoire d’extraterrestres. Dans les années 1950, une Américaine, Marian Keech, prétend communiquer, grâce à l’écriture automatique, avec les créatures d’une autre planète. Leur message n’est pas réjouissant : un déluge frappera les États-Unis le 21 décembre 1954, première étape de la fin du monde. Marian, qui a réuni autour d’elle une petite communauté, révèle à l’humanité la terrible nouvelle dans un article publié par la presse locale. À sa lecture, Léon Festinger (1919-1989), psychosociologue américain et professeur d’université, se dit qu’il y a là l’occasion de mener une intéressante étude basée sur le questionnement suivant : que se passe-t-il lorsque la réalité vient contrecarrer nos croyances profondes ? Comment réagissons-nous ?
C’est toute la question de la « dissonance cognitive », concept rendu célèbre par le livre qu’il tirera de ses observations au sein de la secte et qu’il intitulera L’Échec d’une prophétie.
Premier constat : la dissonance est source de tensions internes et c’est pourquoi nous nous efforçons de réduire les contradictions entre notre système de représentation et les informations qui viennent le contredire. Deuxième constat : bien souvent, plutôt que de remettre en question nos croyances, nous développons différentes stratégies pour les protéger et échapper aux conséquences psychiques de leur perte. Ce qui explique que, pour diminuer la dissonance, nous allons rejeter des informations factuelles, les manipuler ou les euphémiser.
Dans le cas de la petite communauté de Marian, face à la non-réalisation de leurs attentes, les membres du groupe ont prétendu que les extraterrestres avaient donné une seconde chance aux humains. Malgré l’échec de la prophétie, la secte a alors connu un regain de ferveur et vu le nombre de ses adeptes considérablement augmenter.
Revenons à l'Ukraine. Souvenons-nous de Bruno Le Maire et de ses prédictions apocalyptiques concernant la Russie : une « guerre économique et financière totale » allait provoquer « l’effondrement de l’économie russe ». Sur le plan militaire, on moquait la stratégie de Poutine, dont les jours étaient comptés, et son armée, saignée et en déroute. C’est pourtant une tout autre réalité qui s’impose à nous aujourd’hui.
Loin de se démobiliser, l’armée russe avance à l’est, lentement mais sûrement, face à une armée ukrainienne affaiblie et insuffisamment équipée. Le 3 juillet dernier, franceinfo publiait le témoignage de la journaliste et envoyée spéciale Agnès Vahramian qui faisait le constat de « la déroute des troupes ukrainiennes dans le Donbass ». Sur le terrain des sanctions, ce n’est pas l’économie russe mais la nôtre qui menace de s’effondrer. Inflation record, risques de récession, explosion du coût des matières premières : rien ne se passe comme prévu.
Dans Le Figaro du 11 juillet dernier, le ministre en charge du dossier énergétique, Agnès Pannier-Runacher, expliquait doctement qu’il fallait, face aux risques de rupture d’approvisionnement en gaz, se préparer au « scénario du pire ». À quoi il faut ajouter les risques de famine mondiale et de mouvements migratoires incontrôlables.
Face à cette réalité, les dirigeants occidentaux remettent-ils en cause leur système de représentation ? Réajustent-ils leurs stratégies militaires et économiques en conséquence ?
Pas du tout, bien au contraire. Fin juin, au sommet de l’OTAN à Madrid, Emmanuel Macron annonçait renforcer l’aide militaire à l’Ukraine car il était, d’après lui, impératif de livrer aux Ukrainiens les armes et les munitions nécessaires « à la reprise des territoires ». Peu importait la réalité du rapport de force sur le terrain. Quant aux conséquences des sanctions qui nous promettent une crise économique et sociale inédite, c’est la logique du « quoi qu’il en coûte » qui devait prévaloir selon lui.
Malgré l’échec de la prophétie, impossible donc de renoncer aux croyances qui ont conduit jusque-là. Pour reprendre les paroles d’un des membres de la secte étudiée par Festinger, « j’ai brûlé tous les ponts, alors je ne peux pas me permettre de douter : je dois croire, il n’y a pas d’autre vérité ».
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