Noël en opération au Sud-Liban

Le froid est une notion toute relative dans cette partie du monde, mais cela fait trois mois que les soldats goûtent à une relative douceur, alors pour un peu, en ce soir du 24 décembre, ils se croiraient dans les Ardennes belges. La messe de minuit n’a pas eu lieu à minuit, bien sûr, mais à dix-neuf heures trente, dans un hangar à l’armature de fer, recouvert d’une bâche ; une structure que l’armée nomme pompeusement « métallo-textile » - ce goût de tout rendre administratif et verbeux, pense le capitaine.

Un dîner a ensuite été dressé pour huit cents personnes sous un impressionnant chapiteau. Le chef d’état-major de l’armée de terre est venu de France pour saluer ses troupes, inspirant ce mélange de confiance absolue et de respect instinctif qui est l’aura des grands chefs. Ces derniers jours, le bataillon français a été inondé de cadeaux venus de toute l’armée, de collèges ou d’écoles.

Il est maintenant vingt-trois heures et le capitaine fait le tour de ses tables et de ses soldats, chantant avec les uns, trinquant avec les autres. Au sens temporel du terme, c’est bientôt Noël. L’espace de la scène, qui se situe dans un camp français du Sud-Liban, une terre où Jésus a jadis marché, bruisse de simplicité désertique et de complexité spirituelle. Un air de Méditerranée (on est à quarante kilomètres de la mer) et de solitudes rocailleuses, les pinèdes, les bananeraies, la circulation anarchique, le dépaysement – l’aventure. Grande misère, grande violence, grande beauté, un paysage de cocagne et de chaos ; idéaux inconciliables, corruption endémique, tout un pays qui se regarde en souriant, depuis dix ans, l’index tendu au-dessus de la queue de détente. Chacun n’attend qu’un geste de l’autre pour envoyer la première rafale.

Et pourtant, ce soir, quelque chose semble en suspens. Tout à l’heure, à la sortie de cette messe de minuit qui n’en était pas une, il s’est produit une série de phénomènes étranges au sein du contingent français. Loin d’une tétanie de l’inutile, façon Rivage des Syrtes, la mission semblait, pour une fois, ne pas peser sur les soldats. À part le strict nécessaire, dans les postes de garde, le colonel a pris soin de faire participer tous les siens aux réjouissances. Dès la sortie de cette chapelle de fortune, les serrements de main étaient plus lourds de sens. Bien sûr, les rites de table sont formalistes dans l’armée, le séquencement des chants obéit à un ordre contrôlé. Et pourtant, ce qui se dégage de cette soirée, c’est de la spontanéité et du plaisir. Les excès auront lieu la semaine prochaine, quand ce sera la "Bonané", célébration universelle du rien. Ce soir, les agapes ne débouchent que sur de la camaraderie.

Un officier adjoint offre le script d’Apocalypse Now au chef opérations, comme ça, pour le clin d’œil ; certains subordonnés se confient à leur chef, certaines solitudes trouvent le réconfort d’un groupe ou d’une section. Les smartphones sortent moins vite que d’habitude. Les propos entre pairs ne se limitent pas au nécessaire ou à l’utilitaire – pour une fois. L’équivalent d’un bataillon en quasi-état de grâce. Dans un coin dehors, à l’écart, les Polynésiens ont commencé à chanter. Tout à l’heure, pour un haka, ils sont entrés en rang par deux et ont enflammé l’assistance, dans un de ces déploiements de puissance brute que l’Occident ne tolère plus que chez ses racailles. Maintenant, leurs yeux ont rosi, leur débit est plus heurté et leurs « r » plus roulés. 20.000 kilomètres les séparent de leurs îles bienheureuses ; de là à penser qu’une bouteille se soit glissée parmi les ukulélés nostalgiques…

Il n’y a rien de paradisiaque ou d’angélique, cependant. Cela reste un Noël de soldats. Mais, observe le capitaine - sans illusions mais sans cynisme -, une sorte de bonté plane sur tout cela. Noël en OPEX, c’est toujours Noël. Il y a le boulot, certes, il y a la vulgarité ou l’inanité de certaines choses, mais il y a quand même des regards qui se voilent en chantant "Les Anges dans nos campagnes", des accolades qui aident à tenir debout quand rien de bon ne vous attend en métropole, des hostilités qui semblent tenues à la longe… et l’air des collines de pierre, qui résonne encore des pas du Christ.

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Arnaud Florac
Chroniqueur à BV

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