Livre : La Bruyère. Portrait de nous-mêmes, de Jean-Michel Delacomptée

la bruyère

L’on gagnerait à lire et relire, aussi souvent que possible, ces peintres inspirés de la grande société humaine que furent Montaigne, La Fontaine, La Rochefoucauld, Mazarin, Saint-Simon, le cardinal de Retz. Tous, guère meilleurs ou pires que leurs sujets d’observation, surent, là, croquer un trait de caractère, ici, saisir la fugacité d’un geste en disant long sur tel ou telle. Tous, entomologistes ou éthologues éclairés des passions humaines, collecteront, collationneront et collectionneront ces mille et une figures qui sont autant de miroirs où se réfléchissent sans artifices les turpitudes et vilenies de nos modernes empressés. Le spectacle – car c’en est un, et des plus divertissants quand l’on se prend à rire de nos mesquineries comme de nos inconsistances – vaut assurément le détour, tant il nous rappelle à l’humilité et à la modestie.

La Bruyère nous reste incontestablement comme le mémorialiste intemporel de nous-mêmes. Quelle plume ! Quel esprit ! Quelle acuité ! L’écrivain Jean-Michel Delacomptée sait remarquablement nous le faire revivre en portraitiste en diable des vices gluants et vertus frelatées de son siècle. Quel siècle, aussi ! L’un des plus grands par les arts, les armes et les lois. Né sous Louis XIV, l’auteur des Caractères ne fut-il pas un contemporain de Pascal, Racine, Boileau, La Fontaine, Molière, Mesdames de Sévigné et de Lafayette, Fontenelle, Locke…

Ami de Bossuet – sans lequel « son nom se serait à jamais effacé des mémoires » –, précepteur du duc de Bourbon, ce petit-fils turbulent du prince de Condé, trop gâté et inapte aux études, il demeure comme le défenseur opiniâtre des Anciens contre les Modernes déconstructeurs menés par Perrault. Pour cela, il est notre meilleur (mé)contemporain, l’antimoderne capital.

Son nom passé à la postérité ressemble toutefois à ces étoiles dont la lumière ne témoigne rien d’autre que de leur extinction plurimillénaire. L’on connaît La Bruyère comme on connaît La Fontaine. Comme on connaît l’étoile du Nord. Un nom. Une ombre. À peine une once.

Il est un fait, pourtant, que le commerce régulier de ce « styliste d’exception » vaut toutes les leçons de maintien et de savoir-vivre dispensées dans les plus onéreux instituts privés. Le béotien y apprendrait à se défier des facticités humaines qui se parent des atours de la sincérité. Quant à l’homme mûr et davantage, il y trouverait moult occasions à de profitables purges introspectives.

Il n’est nul maître plus sûr et plus avisé pour nous rappeler que le « monde repose sur un ordre immuable […], que les hommes, conformément à cet ordre, n’ont jamais changé et ne changeront jamais ». « Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent », concédera sobrement La Bruyère. Plus tard, l’historien Jacques Bainville saura s’en souvenir. À rebours des ludions prétentieux que la postmodernité ne cesse d’engendrer journellement, La Bruyère prend humblement l’homme tel qu’il est, « avec l’espoir de l’améliorer en le confrontant à ses faiblesses ». Peine perdu, asséneraient certains esprits chagrins. Certes. Mais tel est « l’optimisme des conservateurs » parce que la Création n’a rien fait de mieux que l’homme, n’en déplaise aux Folamour dégénérés du transhumanisme.

Mais La Bruyère, c’est encore l’art d’écrire et Dieu sait combien, sous nos cieux, celui-ci est consubstantiel à l’esprit français. C’est bien simple, « pour La Bruyère, clairement, la forme construit le fond ». À l’heure des écrivants se prenant pour des écrivains, l’écrasante majorité des plumitifs qui encombre les étals des libraires avant de rejoindre salubrement les pilons gagnerait à s’entremettre avec notre homme : « C’est un métier que de faire un livre, comme de faire une pendule : il faut plus que de l’esprit pour être auteur. » En notre ère d’hyper-féminisme apoplectique, nombre de pisse-copie découvriraient que « La Bruyère rapprochait le naturel du style et le naturel des femmes ».

Du moins, lorsque celles-ci savaient écrire. C’est dire, hélas, que nous avons beaucoup perdu…

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 24/11/2019 à 13:45.
Aristide Leucate
Aristide Leucate
Docteur en droit, journaliste et essayiste

Pour ne rien rater

Les plus lus du jour

L'intervention média

Les plus lus de la semaine

Les plus lus du mois