Les griffes du lion, d’Albert Sorel

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On a beau médire de Napoléon, fit observer un convive. De son temps, on n’arrivait pas par les femmes.

- À l’armée soit, mais dans la politique ? dit un autre.

- À l’armée même, dit Touronde.

- Vous en connaissez des exemples ?

- Un seul suffit… le mien… J’étais colonel à Waterloo, je serais passé général comme un autre. Le difficile avait été de décrocher le grade de sous-lieutenant et j’y suis arrivé.

- Par les femmes ?

- Par les femmes, non ! Par une femme. Il est vrai qu’elle n’a pas fait exprès, ni moi non plus.

- Ne fais pas le modeste… Vas-y de ton aventure… elle doit être un peu raide.

- Elle l’est passablement, dit Touronde.

Un matin nous étions de garde aux Tuileries. Je prenais l’air en bonnet de police quand je vis un carrosse s’arrêter devant la porte du petit escalier ; un monsieur en descendit, en habit brodé, un portefeuille rouge, chiffré doré, sous le bras. Au lieu d’entrer au château, il se dirigea vers la porte, y jeta un coup d’œil de maître, nous inspectant de la tête aux pieds ; il fit appeler l’officier de service, ils échangèrent quelques mots, puis il s’éloigna à petits pas. L’officier me fit signe d’approcher, et, de façon à ne pas être entendu par mes camarades :

- Touronde, me dit-il, vous voyez ce monsieur-là, suivez-le, et faites ce qu’il vous dira.

Il ajouta tout bas :

- Le général Savary, duc de Rovigo, ministre de la police.

- Bigre, me dis-je. Quel méfait aurais-je bien commis ?

Mais ma conscience était bien nette, et, d’ailleurs, je n’avais qu’à obéir. En quelques enjambées, j’eus rejoint Savary…

- Je me trouvais dans un petit vestibule en présence du fameux policier, l’homme de confiance de l’Empereur. Je me mis en position. Il me toisa.

- Votre nom ?

- Touronde, Eugène-Hector.

- Votre profession ?

- Sergent.

- Je sais, mais avant de servir ?

- Artiste peintre, monseigneur, élève à l’atelier du baron David.

- Alors vous vous y connaissez.

- En peinture, monseigneur ?

- Non, en femmes.

- Du goût, monseigneur…

- Et de l’étude ?

- Autant que j’ai pu, monseigneur.

- C’est bon. Écoutez et ne cherchez pas à comprendre ; d’abord ce serait inutile, et, à vous souvenir ensuite, ce serait dangereux. Entre les deux vous n’aurez pas à vous plaindre, et, si l’on est satisfait de vous, vous vous en trouverez bien. Vous allez m’attendre ici. Quand je serai ressorti, vous compterez cinq minutes, puis vous entrerez dans la pièce que voici. Une fois entré, vous fermerez rapidement la porte, et vous mettrez la clef dans votre poche. Là vous trouverez une personne qui paraîtra fort étonnée et sans doute, très fâchée de vous voir. Elle vous demandera des explications. Vous ne lui en donnerez pas. Elle criera peut-être comme toutes les oies du Capitole ; vous n’en tiendrez pas compte. Pour le reste, ce que le cœur vous en dira… Après quoi, vous l’inviterez à se retirer par où elle sera venue, c’est-à-dire par une autre porte ; vous sortirez, vous, par celle-ci, vous aurez soin de la refermer derrière vous, et vous attendrez dans cette pièce, où j’attendrai votre rapport.

Là-dessus, il frappa d’une façon particulière, on lui ouvrit et il entra…

J’entendais deux voix qui dialoguaient, très vivement, dans la pièce voisine. Il me semblait que l’on frappait, que quelqu’un entrait. Une voix dont je n’oublierai de ma vie l’accent, une voix basse, timbrée, qui vous pénétrait au fond, dit très distinctement, scandant les mots et comme s’adressant à une personne un peu éloignée :

- Dites qu’elle attende !

Puis le dialogue reprit, sans que je puisse rien distinguer. La voix profonde semblait irritée et tenait la parole plus longtemps que l’autre. On l’interrompit encore et, du même ton que tout à l’heure, mais avec plus d’impatience :

- Dites qu’elle se déshabille.

La conversation recommença un bon quart d’heure, puis la porte s’ouvrit et un homme passa, un petit gros, en militaire. Il marchait si vite, la pièce était si mal éclairée, je me tenais en position, c’est-à-dire que je regardais sans voir… Savary suivait. Le militaire disparut dans l’escalier. Savary se tourna vers moi, le doigt sur la bouche. Je comptai cinq minutes, j’entrai sans faire de bruit, je fermai la porte, je mis la clef dans ma poche…

Trois quarts d’heure après, je me retrouvais devant Savary.

- Tout s’est bien passé ?

- Pour le mieux, monseigneur.

- Détaillez. Vous êtes entré, qu’avez-vous vu ?

- Une nuque blonde, monseigneur, et l’envers de la Vénus de Médicis.

- Que faisait-on ?

- On était appuyé sur le bureau, monseigneur. Et l’on farfouillait, vivement, dans les tiroirs, dans les papiers… On y allait avec tant d’ardeur qu’on ne s’aperçut pas de ma présence… Je toussai… On se retourna… Un petit : ah ! et on s’enfuit vers la pièce voisine… Je vis que l’on tenait un papier à la main… En deux bonds, je franchis la porte que l’on s’efforçait de refermer sur moi… Je la repousse vigoureusement, je me trouve dans une chambre à coucher… On était pris mais on tenait toujours le papier à la main, faute de corsage où le cacher… Je m’empare de la main, l’autre main me griffe… Je les tords toutes les deux…

- On crie, dit Savary.

- Non, monseigneur, pas un cri, pas un mot… mais des muscles, mais des ongles, mais des serres, une souplesse de serpent. On se débat. J’étreins. Le papier me reste, je le mets en sûreté dans ma poche et le voici.

Savary le prit et, sans le regarder même, me dit :

- Continuez.

- Alors… comme il y avait eu bataille et que le terrain me restait… j’en ai profité.

- On s’est indigné ?

- Je ne puis pas m’en vanter… Le papier confisqué, on s’est apaisé… à croire qu’on avait passé toute sa vie à étudier les lois de la guerre. Enfin, je lui ai dit : « Madame, il faut s’en aller comme vous êtes venue. Sur quoi, on a fait des manières, on ne voulait pas se rhabiller devant moi… J’ai tenu bon… J’ai vu, aux ingrédients, que j’avais eu affaire à une personne cotée… On a profité de ma confusion, pour prendre de l’ascendant, on m’a questionné : motus. On m’a offert de l’argent : bouche close. On m’a menacé. Je l’ai regardée bien à face et je lui ai dit : De qui, Madame ? Je n’ai rien à craindre. Je l’ai doucement poussée vers la porte. Elle m’a traité de goujat. Elle avait repris, avec l’habit, ses airs de grande dame et elle a filé aussi fière que si elle sortait d’une audience de l’Empereur.

Savary me pinça l’oreille et me dit :

- J’aurai soin de vous ; mais d’ici à quelque temps, Paris ne vous vaut rien.

Le lendemain, je reçus mon brevet de sous-lieutenant et ma feuille de route pour l’Illyrie…

À suivre...

Tiré de Vieux habits, vieux galons, Albert Sorel (1842-1906)

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