Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (17)
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Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
Chapitre VII
Charbel s’était levé tôt, ce matin-là, il traversa d’un pas rapide la place vide du ghetto, là où, quelques jours auparavant, les moudjahidines avaient laissé le cadavre martyrisé de la jeune fille. Il avait rapidement récité une prière à l’endroit de l’incinération où subsistait encore la trace noire laissée par l’essence carbonisée. Charbel ne pouvait se permettre de s’abandonner à la tristesse. Trop de vies dépendaient encore de ses décisions.
Les mains dans les poches et le front penché par prudence, une patrouille pouvait surgir à tout moment, et les regarder dans les yeux même par inadvertance constituait un risque inutile, il réfléchissait.
Pour la première fois depuis le début des hostilités, ils avaient perdu une combattante. S’il avait fait partie de ceux qui s’étaient montrés favorables à laisser combattre les femmes, il redoutait à présent la réaction de ceux d’en face. Il passa sans regarder les façades grises aux murs lézardés dont les fenêtres éventrées étaient pour certaine obstruées par des lames disjointes. Un ballon arriva à ses pieds, il le renvoya à la poignée de gosses qui avaient encore le cœur à jouer. On murmurait sur son passage, cela, Charbel y était accoutumé, mais depuis quelques jours, les chuchotements n’étaient plus uniquement chargés de respect, les critiques commençaient aussi à fuser. Il s’y était préparé. Après l’exaltation des premiers jours venait la lassitude et la colère des deuils à répétition. Mais il se moquait comme d’une guigne des injures et de l’hostilité. Tout sauf le désespoir, se disait-il souvent.
Arrivé devant un immeuble, il salua distraitement les deux adolescents qui traînaient devant la porte comme deux jeunes désœuvrés de leur âge. N’eussent été le renflement dans la poche de leurs blousons et la raideur de leur bras, rien ne laissait deviner qu’ils serraient un pistolet dans leurs mains.
Descendant à la hâte les escaliers du sous-sol, il sortit un papier de sa poche qu’il enflamma après l’avoir lu. Le lieu des rendez-vous changeait toutes les semaines, mais c’était invariablement une cave sombre. Il frappa un coup sec et deux coups plus longs. La porte s’ouvrit avec un chuintement désagréable. À l’intérieur, des volutes de tabac dansaient à la lueur des bougies. Saluant les occupants, il s’assit autour de la table à sept chaises. Quatre ombres les occupaient, cela voulait dire que tout le monde était là. « Le conseil des ministres », c’est ainsi qu’ils se définissaient. Volonté de se prendre au sérieux ou boutade amère selon les jours, les humeurs ou les ressentiments, tant la dichotomie entre ce nom et la réalité confinait à l’absurde. Ce conseil des ministres que Charbel présidait depuis le début des hostilités, il lui fallait à présent l’ouvrir :
- Messieurs et madame, bonjour, navré de vous avoir fait attendre, mais comme vous le savez, la nuit n’a pas été de tout repos. Françoise, passe-moi l’ordre du jour, merci beaucoup.
Il mit ses lunettes et lut attentivement. Autour de lui, trois hommes et une femme l’observaient. Prenant son temps pour déchiffrer chaque lettre, il sortit de sa poche une vieille Bible et se mit à transcrire ce qu’il lisait, chaque chiffre indiquant la page, la ligne et la place du mot correspondant. Puis il prit l’ordre du jour, ses notes et y mit le feu comme il avait fait avec le plan. Aucune trace. Enfin, il se carra sur sa chaise et ouvrit le débat :
- Et maintenant, passons au compte rendu militaire (il s’adressa à son comparse assis à sa gauche) : Élie, si vous voulez bien…
Le dénommé Élie se leva. Le commandant en chef des opérations militaires de rébellion commença son exposé. Rien dans son physique et dans ses traits n’indiquait une quelconque appétence pour les choses de la guerre. Âgé d’une quarantaine d’années, il avait les cheveux frisés grisonnant légèrement malgré un visage encore jeune, une fine paire de lunettes et une carrure peu imposante. Sa voix était calme et posée comme pour camoufler son caractère irascible. Connaissant parfaitement son sujet, rien de ce qui portait une arme ne lui était étranger. Par certains côtés, il avait les traits et l’apparence d’un fonctionnaire de bureau. Dévidant l’actualité de la semaine, il rendit compte de chaque cartouche et de chaque homme engagé avec un tableau précis des pertes. Il égrenait la liste des morts et des disparus aussi simplement et naturellement qu’une nonne réciterait son chapelet. Lorsque Élie fit signe qu’il en avait terminé, Charbel reprit la parole :
- Je remercie notre ministre de la Guerre et des Armées, passons à présent à l’Économie. Françoise, s’il te plaît…
La femme d’âge mur qui se trouvait à coté d'Élie se leva à son tour. La trésorerie permettant de rançonner la vie des habitants du ghetto était satisfaisante au grand soulagement de Charbel. Puis vint le tour du portefeuille des Renseignements et de la Sécurité. L’affaire était d’importance et ce n’était pas un hasard s’il passait en dernier. Une grande part de l’ordre du jour le concernait. C’est pourquoi Mathieu ne prit pas la parole, il attendait patiemment que Charbel lui en dise un peu plus. De surcroît, le dénommé Mathieu n’était pas un grand bavard. Aussi efficace que discret, le jeune homme qui avait célébré ses trente ans quelques mois auparavant était aussi le plus récemment entré dans ce gouvernement. Son prédécesseur avait été retrouvé mort quelques mois auparavant d’une attaque cardiaque. À moins que ce ne soit la lassitude et l’épuisement de longues nuits sans sommeil et la pression permanente qu’exige cette partie d’échec géante que représente la guerre du renseignement. Mais Mathieu possédait la force intérieure nécessaire à ce type de responsabilités. Ombrageux et taciturne, il avait réussi à mettre sur pied un réseau de renseignement qui, compte tenu du peu de moyens à sa disposition, était d’une surprenante efficacité. C’était aussi un proche ami de Charbel.
Il croisa les bras et attendit que son chef prenne la parole :
- Puisque notre respecté ministre de la Culture n’a pu venir, je me permets de passer à l’ordre du jour. À moins que Vassili ne veuille intervenir ?
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