Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (14)
Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
En bon soldat, il s’interdisait de contester un ordre et en bon officier, il n’avait jamais critiqué la hiérarchie devant ses hommes mais il ne comprenait pas la stratégie des politiques. Il savait qu’il n’était pas le seul à s’interroger. Beaucoup se demandaient pourquoi le Vizir n’avait pas envoyé la totalité de l’armée raser une bonne fois pour toute ces quartier et décimer ces populations dissidentes. Il supputait qu’une partie de la réalité lui échappait. Qu’est-ce qui pouvait bien museler les velléités conquérantes des dirigeants de ceux dont les ancêtres avaient soumis l’Occident ?
Ils arrivèrent au check point. Un projecteur était déjà braqué sur sa voiture. Levant la main, le planton le reconnut immédiatement et lui ouvrit la barrière. Au-dehors rien ne bougeait. Derrière, la civilisation les attendaient, cloîtrée chez elle. Malgré le couvre-feu il devinait les ambiances joyeuses et familiales qui devaient régner dans chaque maison. Son portable vibra, un message de sa femme lui apprenait que ses parents étaient chez eux. Il sentit naître une boule de nostalgie. Son père et son air grave, la vivacité de sa mère, le regard attentif de Fadi, les yeux de sa femme… Tous réunis chez lui, et il était bloqué dans cette voiture en compagnie de douze hommes taciturnes qui devaient être embarqués dans les mêmes pensées que lui.
Il se tournait vers le conducteur. C’était Ahmed. Le jeune homme n’avait pas desserré les dents du voyage. Se forçant à sourire Tarek engagea la conversation.
- Tu t’es bien comporté tout à l’heure.
Ahmed sursauta, un compliment venant de Tarek était tout ce qu’il espérait de cette journée.
- Je n’ai rien fait. Et puis elle était seule.
- Un loup solitaire… ils doivent en avoir des centaines comme ça. En planque dans des endroits en ruine, prêts à nous tirer dessus et à mourir sur place.
- Au moins c’est bientôt fini, murmura Ahmed.
Tarek leva un sourcil.
- Ah bon ? T’es devin toi ?
Ahmed se tourna vers lui avec un sourire malin.
- S’ils envoient leurs filles, c’est soit qu’ils ont perdu leur courage, soit ils n’ont plus de combattants. Crois-moi, chef, bientôt ils enverront leurs enfants.
Tarek sourit. Des enfants. Il regardait Ahmed qui avait conservé son physique et son visage d’adolescent. Une physionomie que les trois poils qu’il s’acharnait à faire pousser sur son menton n’arrivaient pas à camoufler. À vrai dire, Tarek avait souvent l’impression que ses hommes étaient des gosses qui n’ont finalement jamais cessé de jouer à la guerre. Pour des croyants c’était en soi parfaitement normal. Durant toute sa jeunesse Tarek avait appris que tuer l’infidèle et le jihad étaient les premières obligations du musulman. Pieux et aventureux, il s’était naturellement tourné vers cette voie mais avait-il eu le choix ?
Il repensait à la fille, elle-aussi était une gosse mais qui n’avait pas connu l’enfance. Elle, l’enfant grandie trop vite et eux, les adultes n’ayant jamais totalement grandi.
Ahmed, satisfait de l’effet qu’il avait produit sur Tarek s’enhardissait.
- Je suis sûr qu’avant la fin de ce ramadan on les aura saignés. Ils ne peuvent continuer longtemps à nous résister. Un jour on enverra tous les frères et on en finira une bonne fois pour toute. On égorgera les hommes et on soumettra leurs femmes. Et on sera des héros. Alors on ira régler leurs comptes aux Russes de l’autre côté du mur !
Tarek ne répondit pas. Comment raisonner avec un soldat comme Ahmed ? Exprimer ses doutes n’était ni dans sa nature ni dans ses fonctions. Ahmed avait jeté ses prévisions comme un gamin guettant une confirmation, un signe rassurant d’adhésion à sa vision optimiste. Tarek opina sans répondre. Il ne voulait pas briser les liens qui raccrochaient le jeune soldat à l’espoir. Ahmed n’était pas un tendre au combat. Si ce mot avait encore un sens, Tarek aurait dit qu’il était cruel. Ahmed avait grandi dans une famille modeste. Ses parents n’avaient pas grand-chose à transmettre hormis leur Foi en Allah et leurs reconnaissance pour ceux qui leurs prodiguaient des actes de charité. Ahmed était un enfant de la misère. Lui aussi était blessé. Blessé dans sa fierté depuis sa plus tendre enfance. Lorsque Fadi et lui devinrent amis, Tarek ignorait et même méprisait ce petit gamin sale et morveux qui n’osait regarder les adultes en face. Mais il tournait vers Tarek un regard admirateur. Lui, le fils unique au milieu de cinq filles plaçait en Tarek l’admiration qu’il n’a jamais su placer en son père.
En réaction, Ahmed s’était juré de gravir coûte que coûte les marches de la gloire. Il luttait depuis sa naissance pour reconquérir l’honneur de sa famille qu’il croyait terni. Et pour cet esprit frustre, Tarek était un modèle à suivre, l’accomplissement d’une perfection qu’il plaçait presque au-dessus du Paradis. Pourtant, Ahmed savait qu’il n’avait ni l’intelligence de Fadi, ni le charisme de Tarek, mais il s’accrochait et travaillait extrêmement dur. Pour devenir moudjahidine, il avait passé des mois à s’entraîner seul. Enchaînant les pompes dans sa chambre et s’épuisant sur les terrains de sport du quartier. Toute sa force et sa volonté étaient concentrées dans cet objectif. Il rivalisait d’ardeur dans la section. S’acharnant à vouloir devenir indispensable. Après les combats, il était le premier à achever les blessés et à exécuter les prisonniers. Toute sa rage était concentrée contre les rebelles, non seulement parce qu’ils étaient ennemis mais surtout parce que dans leurs regards d’animaux traqués, il y lisait la défaite et l’abandon.
Ahmed ne croyait qu’en la force et méprisait les perdants. L’armée avait en outre développé chez lui un amour de la discipline et des règlements qui frôlait le fanatisme. Il aurait livré son quartier, ses amis, ses sœurs et sa mère si ses supérieurs le lui ordonnaient. Ahmed était un bon soldat. Il se complaisait dans l’obéissance aveugle et dans la guerre. Parce que la première lui donnait un cadre légal et une légitimité à faire la seconde. Tarek avait remarqué qu’Ahmed aimait tuer et pas seulement parce que c’était son métier. Toutefois ce n’est pas ce qui le gênait le plus. Son obséquiosité et son obsession à vouloir anticiper la moindre de ses volontés l’agaçaient. Mais il était le meilleur ami de Fadi et Tarek aurait donné sa vie pour lui comme pour chaque membre de sa section, ni plus ni moins.
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