Jean-Paul Gourévitch, sur la situation de Lesbos : « La population locale, plutôt accueillante au départ, est maintenant remontée contre les migrants »

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Les regards sont tournés vers l'île de Lesbos, en Grèce, avec le spectaculaire incendie du camp de migrants. Comment Lesbos en est arrivée là ? L’île est-elle une porte d'entrée ou un verrou pour les flux migratoires ?

Pour prendre la mesure de ce drame, il faut le restituer dans son contexte historique et géographique. Cette île grecque qui compte un peu plus de 100.000 habitants se trouve à moins de dix kilomètres des côtes turques et a toujours constitué une porte d’entrée vers l’Union européenne. Lors de la crise migratoire de 2015, 91.000 réfugiés ont réussi à y aborder et à gagner le continent via le port de Mytilène, la capitale de l’île, s’agglomérant aux quelque 1.256.000 personnes qui ont pénétré dans l’espace Schengen. Ils auraient encore été plus nombreux si la Marine turque n’en avait pas intercepté 445.000.

Le camp de Moria, à cinq kilomètres de Mytilène, construit initialement comme camp de transfert provisoire, a vu sa capacité portée à 2.000, puis 3.000 places, par un accord entre la Grèce, la Turquie et l’Union européenne, et devait servir de « hotspot » distinguant ceux qui étaient autorisés à pénétrer en Europe et ceux qui devaient, selon le même accord, être renvoyés en Turquie. Un plan rapidement caduc, compte tenu de l’afflux des réfugiés. Ils étaient déjà plus de 4.000, en janvier 2017. Ils sont aujourd’hui, selon les diverses estimations, entre 12 et 20.000, renforcés par les bateaux de passeurs qui en déchargent plusieurs centaines par semaine. On trouve parmi eux des réfugiés politiques (Afghans, Somaliens...), mais aussi un grand nombre de migrants économiques provenant du Bangladesh, du Maghreb, de la Chine, des territoires palestiniens, d’Afrique subsaharienne - dont un tiers de mineurs.

La situation est devenue ingérable. Ceux qui n’ont pu trouver place dans les tentes du camp se sont installés sous l’oliveraie alentour - « la jungle ». La situation alimentaire et sanitaire (une toilette et une douche pour 150 à 200 personnes) est désastreuse. Les violences sont quotidiennes, avec leur lot de bagarres, de prostitution, de viols, d’enlèvements d’enfants, de trafic de drogue. Plusieurs ONG, qui avaient alerté en vain sur ce drame prévisible, ont plié bagages. La population locale, plutôt accueillante au départ, est maintenant remontée contre les migrants qui, en avril 2020, furieux d’être mal traités, ont saccagé 5.000 oliviers, la principale ressource de l’île, et a peur de la contagion. La fonction « hotspot » n’a pas été dimensionnée pour traiter une population dix fois supérieure à celle prévue et les délais de réponse sont très longs.

Est-ce le seul camp de migrants de l'île ?

Il existe un second camp, à 2,5 kilomètres de Mytilène, Kara Tépé, réservé aux demandeurs d’asile en attente d’inscription et aux familles vulnérables. Ce camp de transit d’environ 1.250 places, géré localement sous l’autorité du HCR, mieux dimensionné, est aussi débordé. Un troisième camp, Pikpa, financé par des dons privés et à vocation solidaire, peut recevoir 120 personnes.

L'incendie est manifestement criminel et venu d'une initiative des migrants eux-mêmes... Geste de désespoir ou calcul sordide ?

Je préfère m’en tenir aux faits. Selon les témoignages recueillis, ce sont 35 migrants contrôlés positifs au Covid-19 qui ont mis le feu au camp et, avec certains de leurs compatriotes, ont empêché les pompiers d’intervenir rapidement. D’où sa destruction complète. Les autorités, qui ont bloqué l’accès à Mytilène, ont entrepris sa reconstruction qui se heurte à l’hostilité des migrants.

« Les migrants appellent à l'aide », titre la presse. Assiste-t-on à une forme de chantage idéologique ?

La situation est insoluble. L’Union européenne n’a pas de politique migratoire commune. La Grèce ne peut pas les accueillir, étant confrontée à un afflux de réfugiés dans les rues de sa capitale, puisque 30 jours après l’obtention de leur statut ou de la protection subsidiaire, l’aide accordée est suspendue. Les recevoir tous dans les différents pays de l’Union européenne, comme l’ont proposé les immigrationnistes, serait envoyer un signal désastreux, puisque, outre l’appel d’air qu’il déclencherait, il pousserait à la contagion des incendies dans les camps. Il y a déjà, dans les îles grecques, près de 30.000 migrants en attente de décisions sur leur statut. En même temps, les migrants de Moria sont là, en souffrance, et on ne peut les laisser indéfiniment dans cette situation. L’appel de la présidence européenne allemande à la solidarité a été en partie entendu, mais surtout pour les mineurs non accompagnés qui auraient de la famille dans un des pays de l’Union européenne. Plus de 600 devraient être dispatchés. Pour les autres, il faut attendre les décisions de justice prises par les hotspots.

Ce drame confirme ce que nous disons depuis de longues années sur les hotspots. Ces derniers ne devraient pas se trouver dans les pays d’accueil car les déboutés y sont à peu près inexpulsables, mais au plus près des pays d’origine, ou sur le littoral est et sud de la Méditerranée, ou encore sur des bateaux croisant près de ces côtes. Cette approche sécuriserait ceux qui ont obtenu l’autorisation d’entrer qui n’auraient plus à traverser la Méditerranée au péril de leur vie et contribuerait à dissuader les autres, même si chacun sait que l’immigration irrégulière zéro est un mythe. Cette procédure faciliterait, en tout cas, les décisions de renvoi prises par les pays d’accueil à l’égard des migrants non passés par ces hotspots ou qui n’ont pas respecté les décisions prises à leur égard.

Entretien réalisé par Marc Eynaud.

Jean-Paul Gourévitch
Jean-Paul Gourévitch
Consultant international sur l'Afrique et les migrations

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