« La plante humaine ne peut être ce qu’elle est sans ses racines »

À l'occasion de la sortie de son dernier livre Être postmoderne, le sociologue Michel Maffesoli a bien voulu accorder une interview à Boulevard Voltaire. Il explique ce que sont, selon lui, les caractéristiques de l'époque postmoderne dans laquelle nous sommes entrés. Une époque où l'enracinement, la fidélité aux traditions, le retour aux sources sont remis en avant.

Michel Maffesoli, pourquoi ce titre ?

Ce livre est une espèce de résumé. Le titre a pour but de nous rendre attentifs au fait qu’il y a désormais quelque chose qu’on ne peut plus dépasser et qu’il convient de s’ajuster au changement de valeur qui s’est opéré. « Être postmoderne » me convient bien , car il signifie ''s’accorder à ce qui est''.
On a du mal en France à réfléchir sur la postmodernité. La raison est simple. Avec le XVIIe, le XVIIIe et le XIXe siècle , la France a en quelque sorte inventé la modernité et l’analyse de ce qu’on appelle les temps modernes. Ça commence avec Descartes et s’achève à la moitié du XXe siècle. Nous avons donc du mal à oser voir et à réfléchir sur ces mutations de fond.
Je soutiens qu’une époque est en train de s’achever. Époque signifie parenthèse. La parenthèse moderne est en train de s’achever et une autre parenthèse est en train de s’ouvrir. Faute de mieux, nous l’appelons post-moderne, c’est-à-dire après la modernité.

Dans cette période post-moderne, la notion prépondérante de Progrès a été quasiment élevée au rang de religion. Qu’en est-il exactement ?

Je suis d’accord et d’ailleurs ‘’le mythe du progrès’’ faisait l’objet d’un chapitre dans ma thèse d’État dans les années 70. La notion de mythe renvoie à une forme religieuse, en quelque sorte, et à la façon dont l’Humanité se répartit d’un point A de barbarie pour arriver à un point B de civilisation absolue, en niant les racines et le passé. Ce progressisme est devenu le mythe moderne par excellence. Dans le fond, le mythe du Progrès était la forme profane du grand messianisme, la perspective augustinienne de Saint Augustin, la cité de Dieu, qui après est devenue chez Marx, la société parfaite. C’est ce qui en quelque sorte a constitué le B-A-BA des grands discours théoriques, gauche et droite confondues, qui ont prévalu dans l’Occident et en France en particulier.
On voit bien qu’au-delà d’un grand mythe du progrès, il y a une ‘’attitude progressive’’, c’est-à-dire une attitude qui consiste à ne pas nier les avancées technologiques et, en même temps, à se rendre compte qu’on a besoin des racines, à la manière de cette belle formule de Léon Bloy « le prophète, c’est celui qui se souvient de l’avenir ». J’aime beaucoup cette expression, qui vaut ce qu’elle vaut, mais qui rend attentif à ce que nous devons être présents en sachant ce que nous devons à la tradition. C’est cela qui est le gage d’une bonne tenue de l’avenir. Il suffit de voir ce qui est en train de se passer sur internet. Je trouve que ces réseaux sociaux sont importants, à la fois, les forums de discussions philosophiques, religieuses, voire érotiques. Ce sont dans le fond des vieux archaïsmes, rentrer en contact avec l’autre. C’est cela la tradition, avec en même temps l’aide du développement technologique. C’est cela pour moi la postmodernité. Faire cette espèce de conjonction là où, au contraire, la modernité avait voulu nier, en étant uniquement focalisé sur l’avenir, les traditions et ce qui avait été la lente sédimentation de la culture qui nous avait constitué. On voit bien que cela ne marche plus.

Est-ce que la postmodernité peut s’enraciner en venant après une époque qui a choisi de se déraciner elle-même ?

Quand on regarde les histoires humaines sur la longue durée, on se rend compte qu’il y a un balancement. Nietzsche l’avait montré à sa manière. Apollon ou Prométhée et Dionysos. Prométhée est celui qui vole le feu aux dieux et qui est la figure en quelque sorte de l’industrie. Apollon est le Dieu ouranien, le dieu de la raison. Dionysos est un dieu chtonien, c’est-à-dire un Dieu de la terre. Le mot autochtone vient de là. On est de cette terre-ci.
La conception ouranienne a prévalu pendant cette période de la modernité, purement rationnelle et toute tournée vers l’avenir. Et la figure dionysiaque est en train de revenir, racinée, fidèle aux traditions, montrant que la plante humaine ne peut être ce qu’elle est, à l’image de toutes les plantes, que si elle a ses racines qui la mettent quelque part.
Pour moi, il n’est pas étonnant qu’il y ait ce balancement. Il n’y a pas simplement le linéarisme progressiste. Il y a parfois retour à quelque chose de plus fondamental. Vous étiez influencé par le philosophe Heidegger. Il avait une expression qui voulait dire ‘’revenir à la source’’. Il n’y a d’écoulement que si on se souvient qu’il y a une source qui permet cet écoulement.
À mon sens, il y a actuellement un retour aux sources. Il est multiforme d’ailleurs. C’est intéressant de voir le développement des fêtes locales, l’importance du patrimoine, l’importance de ce qui était la tradition festive sous ses diverses modulations. Dans nombre de festivals populaires en France, c’est bien cela qui est en jeu. Le Puy du Fou en est une expression, mais il y en a bien d'autres du même ordre. On voit bien que même chez ces jeunes générations, il y a ce regard vers ce qui est traditionnel. Tradere, ce qui a été donné, on le transporte.

C’est un peu la fameuse phrase Charles Maurras qui opposait le pays réel et le pays légal.

C’est toujours l‘éternel problème. On est dans un moment où le pays légal, c’est-à-dire les diverses institutions et intelligentsia, ceux qui ont le pouvoir de dire et de faire, les journalistes, les universitaires et les politiques, restent sur un schéma dépassé et ne sont donc plus en phase avec la société officieuse.
On peut prendre deux exemples pour illustrer ce que nous vivons actuellement.
Les gens de mon âge se souviennent qu’on nous a appris comment le peuple romain se retirait sur l’Aventin. En latin, c’est la Secessio plebis, le peuple fait sécession. Il se retire, il ne se reconnaît plus dans ceux qui sont censés le représenter.
Machiavel, quelques siècles plus tard, fait la distinction entre la pensée du palais et la pensée de la place publique. Il montre bien qu’il y a un désaccord et que ça ne marche plus.
Il y a aujourd’hui un désaccord, dans le sens simple du terme, quelque chose qui ne fonctionne plus entre les représentations politiques, philosophiques, institutionnelles multiples et diverses et puis ce qu’est le peuple. N’ayons pas peur du mot. Quand on ose parler du peuple, on se fait taxer de populiste, alors que le peuple constitue tout simplement le vivre ensemble fondamental, la société de base. Nous sommes dans un moment où il y a un grand décalage entre l’un et l’autre.

S’il y a cette séparation entre le pays réel, légal, officiel ou officieux. Selon vous, le grand écart va-t-il continuer jusqu’à la rupture ou y aura-t-il réconciliation ?

Il y a deux scénarii possibles. Je me souviens avoir discuté et écrit un texte là-dessus avec Umberto Eco. Lui voyait arriver la barbarie, ce désaccord poussé jusqu’au bout.
Moi, au contraire, je pense que c’est quelque chose qui va s’arranger. Je suis attentif au vitalisme de ces jeunes générations qui ne se reconnaissent plus dans les institutions officielles, mais pourtant vivent. C’est un peu comme Galilée qui malgré sa condamnation par l’Inquisition disait : ‘’la terre tourne’’. Je ne pense pas au clash. Je crois qu’il y aura plutôt un peu d’ajustements, pour une raison très simple, ces jeunes générations vont arriver et sont l’avenir. Ils sont déjà presque le présent. Or, ces jeunes générations, le sachant ou non, sont porteuses de ces valeurs post-modernes. Ce sont pour moi, l’importance de la communauté, l’importance de l’émotionnel et l’importance de s’ajuster à cette nature sans trop l’exploiter et sans trop la saccager. D’un point de vue sociologique, on retrouve régulièrement dans les histoires humaines une opposition entre ce qui est institué et ce qui est instituant. L’instituant est de toute façon celui qui est porteur d’avenir et il est déjà porteur du présent.

Michel Maffesoli
Michel Maffesoli
Sociologue - Professeur émérite à la Sorbonne, membre de l’Institut Universitaire de France

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