Les griffes du lion (suite et fin), d’Albert Sorel

femme nue

Suite et fin des Griffes du lion.

- Et tu n’as jamais revu la dame ?

- Jamais.

- Ni cherché à savoir ?

- Si agréable que fût l’aventure, elle est de celles dont on n’aime pas à se vanter… Et puis, jusqu’à la fin, je suis resté éloigné de Paris…

J’avançais en grade, à mesure que je prenais de la distance… mais, longtemps après, une bonne dizaine d’années après, j’avais repris ma profession première et je me trouvais en visite dans l’atelier de Gérard. Il travaillait alors au sacre de Charles X. Nous nous amusions, avec d’anciens camarades de l’atelier de David, à reconnaître les têtes ; il y en avait du Sacre de l’Empereur, bien entendu ; il y en avait de la Distribution des aigles, et même du Jeu de paume. Entre une femme, plus jeune, qui n’avait jamais dû être jolie, mais qui gardait du charme, de la physionomie, de la distinction, surtout de l’esprit, de l’esprit… pas sympathique, mièvre, maigriotte… Elle était suivie de tout un cortège de diplomates, de pairs de France, qui venaient voir leurs portraits. C’est, me dit un ami, la femme d’un conseiller d’État qui occupait un emploi dans la maison de l’Empereur… La conversation tomba, naturellement, sur les tableaux. Comme les femmes portaient mieux les toilettes et les hommes l’habit de cour ! Ce n’était plus la pompe de David, quand toutes les femmes avaient l’air de Sabines enlevées et tous les hommes de pompiers aux bains froids… Et de là, on partit pour médire de l’autre temps, de l’Empereur, de sa famille, de ses sœurs, de sa Cour, de sa personne surtout. C’était à qui le trouvait le plus parvenu, le plus mal élevé ; ils le connaissaient bien, l’avaient tous servi, et ils s’en vantaient, afin d’en médire davantage, avec plus d’autorité.

La dame renchérissait sur tout le monde. « Un homme, disait-elle, avec des airs de Maintenon, se juge par ses relations avec les femmes. Voyez Louis XIV, voyez Alexandre, notre Roi, enfin ; mais lui, un brutal, sans éducation, sans délicatesse, des galanteries de caserne, et, si l’on avait le malheur de s’en montrer froissée, des vengeances de soudard. Et elle raconte, à l’appui de son jugement, une aventure arrivée, assure-t-elle, à l’une de ses amies, dame du palais, comme elle. Il paraît que l’Empereur l’avait remarquée et le lui avait fait dire. Il le lui avait dit lui-même, plus d’une fois, car on l’avait traînée à l’appartement secret. La conteuse ne disait pas qu’on l’eût traînée par les cheveux, mais, au ton du récit, l’histoire tournait au martyre… Mais voici où l’affaire se corse. Savary, qui jalousait toutes les influences et suspectait tous les dévouements, dénonça la dame et, du même coup, son mari qui occupait une haute fonction au ministère de la guerre.

Il s’en allait clabaudant qu’elle recevait le comte de Tchernychef, qu’elle n’avait pas de secrets pour lui, le plus galant homme du monde et l’homme de confiance d’Alexandre, et que son mari n’avait rien de caché pour elle. L’Empereur, qui ne confiait jamais rien aux femmes, devait savoir à quoi s’en tenir et refusait d’écouter les infamies de Rovigo. Mais voici qu’un jour où, précisément, j’engageais mon amie à venir déjeuner chez moi, elle a l’imprudence de me répondre par ce billet : « Impossible, ma chère, je serai entre les griffes du monstre. » Je le tiens d’elle-même, car le billet n’est jamais parvenu à son adresse. Savary l’avait intercepté et porté tout droit au maître. Et, pour se venger, le maître la fit attendre, la laissa se morfondre dans la chambre à coucher, nue – j’en rougis, c’était la tenue qu’il exigeait de ses victimes –, et la mit ensuite à la porte comme une fille, en chemise, ses jupes sur le bras. Puis, le soir, au cercle, s’approchant d’elle : « Vous êtes en beauté, madame, je vois que les griffes du monstre ne vous ont point écorchée ! » Elle ne broncha pas. Les femmes de son monde savaient vivre, et il lui tourna le dos, furieux de ne l’avoir point terrifiée.

Et voilà, Messieurs, comment, dans cette tragédie, dit Touronde, j’ai joué le personnage le plus méconnu du théâtre parce que son rôle se passe en coulisse, celui du monstre.

- Une seule chose me chiffonne dans cette aventure, dit Lutotte, c’est le papier… L’Empereur ne recevait jamais de femmes dans son cabinet de travail et ne laissait jamais de papiers traîner sur sa table, ni de clefs à ses tiroirs.

- Je n’ai jamais dit que cette scène se passât dans le cabinet de l’Empereur, où je ne suis jamais entré, répliqua Touronde. Quant au papier, je me suis souvent demandé pourquoi Savary, qui tenait tant à l’avoir, car il le mit soigneusement dans son portefeuille, se montre si peu curieux de le lire. J’en ai conclu qu’il le connaissait et que, si le papier traînait sur la table… c’était…

- Comme les hameçons volent sur la rivière, dit Lutotte.

- Parfaitement, reprit Touronde.

Tiré de Vieux habits, vieux galons, Albert Sorel (1842-1906)

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