Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.

Et si la France n’existait plus ? Et si, amnésique et vaincue, elle avait tout oublié au point de n’être plus qu’un territoire occupé et soumis dans une Europe coupée en deux ?
De même qu’un grain de sable peut enrayer une belle mécanique, plongez dans les rouages infernaux d’une civilisation tout juste éteinte et dans laquelle une poignée d’individus se verra confrontée à un choix simple : se battre ou disparaître. Connaître ou ignorer.

C’était à Clichy, faubourg de Paris, dans la banlieue nord. Les moudjahidines du Califat n’étaient pas à la fête et patrouillaient sans relâche. Mais ni les rondes ni le couvre-feu ne l’avaient empêché de sortir, ni ce soir ni hier, d’ailleurs. Fadi se faufilait à travers les rues désertes en prenant soin d’éviter les lumières des lampadaires. Il avait choisi une paire de baskets éprouvées qu’il savait silencieuses. Remontant l’axe du boulevard par les petites ruelles parallèles, il avançait avec des bonds de chat. La rébellion avait beau avoir surpris tout le monde, nul n’ignorait qu’elle était inéluctable. « Aussi sûrement que lorsque les rats prolifèrent dans les égouts, ils finissent par s’aventurer à la surface. » C’était ce qu’avait dit en riant son grand frère, officier chez les moudjahidines, les soldats d’élite du Califat. Il frémissait à l’idée de tomber sur lui. Tarek était tatillon quant au règlement et il le mettrait dans l’embarras auprès de ses chefs s’il l’attrapait en pleine nuit et tout seul.
Le couvre-feu avait été décrété un mois auparavant lorsque des bandes de dhimmis s’étaient rebellés contre la charia et attaquaient régulièrement les moudjahidines du Califat. Il ne pouvait s’empêcher de penser à son frère, constamment en première ligne à lutter les armes à la main. Il brûlait de les rejoindre, ne serait-ce que pour échapper à l’ennui de l’école.

Fadi avait vingt ans. Il avait hérité des cheveux noirs de sa mère et, ultimes vestiges d’une famille caucasienne, des yeux bleus de son père. Il n’avait pas besoin de cours de génétique pour savoir que c’était de plus en plus rare et cette couleur avait souvent provoqué des quolibets à l’école. Il avait passé une partie du primaire à se faire traiter de kouffar, il avait serré les dents jusqu’à ce qu’un des gosses de l’école lui ait demandé ironiquement si sa mère était juive. Il lui avait cassé la gueule tellement fort que plus personne n’osa plaisanter sur ses origines. Il y repensa en passant devant son école. Elle était fermée. Même le gardien ne veillait plus. Lui, ce n’était pas le courage qui l’étouffait et il respectait scrupuleusement le règlement. On disait à voix basse qu’il faisait partie des rares dhimmis à être autorisés à vivre parmi les croyants. On murmurait même qu’il le devait aux faveurs que sa femme octroyait au directeur de l’école. Il ne surveillait que les bâtiments et pas les élèves, ces derniers ne le respectaient pas et lui-même n’avait évidemment pas le droit d’exercer la moindre autorité sur eux. Le patronyme musulman qu’il avait adopté ne lui servait à rien car personne ne l’appelait par son nom. En toute occasion, il gardait les yeux baissés.
Fadi s’était souvent demandé pourquoi il était maintenu à son poste malgré la guerre que ceux qui étaient censés être ses « frères » menaient contre le pouvoir. Il avait questionné Tarek à ce sujet. Ce dernier avait éclaté de rire :
- Ce pauvre type ! Il s’évanouirait de peur avant même que les moudjahidines ne l’attrapent.

Ce pauvre type… En y pensant, le jeune homme ne put refréner les questions qui revenaient sans cesse. Qu’est-ce qui pouvait bien le motiver à se lever le matin ? À quoi bon vivre comme un esclave et un sous-homme ? Il se demandait ce qui le poussait à ne pas se convertir, il en avait parlé à Ahmed, son meilleur ami. Ahmed avait craché à terre et s’était contenté de ricaner :
- Parce qu’il est trop con. Et puis que ferait Allah de ce genre de recrue ?

C’est vrai qu’il tenait davantage de la limace que du lion. Et Ahmed savait de quoi il parlait. Il avait été engagé par les moudjahidines et servait dans l’unité de Tarek. Fadi, quant à lui, travaillait comme surveillant dans l’école coranique. Comme il ne savait pas quoi faire et qu’il lui fallait bien trouver un travail, il fut affecté à l’étude et à la discipline.
Dépassant l’école, il longea un immeuble en ruine. Il était à la frontière nord qui séparait Paris du reste de la région. À quelques centaines de mètres, les miradors et les murs tenaient à distance les Croyants des Kouffars. Cela avait été une des premières conséquences de la révolte. Le périphérique nord avait été condamné et il avait servi de base à la création de la ligne de démarcation. À la base de ce qui avait été la route, les murs avaient été surélevés de chaque côté, et un pas sur l’asphalte hors des points de contrôle valait à l’imprudent d’être tiré à vue. Globalement, il était très difficile de passer dans un sens ou dans l’autre. Les dhimmis devaient avoir un permis spécial les autorisant à travailler dans la Ville. Les Croyants, si aucun permis n’était nécessaire, n’avaient de toute façon aucune raison de se rendre dans le Ghetto.

Ce système a été mis en place par le vizirat lors de la Grande Séparation. Quand les mécréants de l’Est commandés et dominés par le Russe avaient mené une grande offensive vers l’Occident pour contrer l’expansion du Califat. Cette dernière s’était arrêtée à la frontière allemande à l’est, là où s’était fixée la ligne de front. Au sud, la République tchèque fut séparée en deux ainsi que l’Autriche. Ces deux pays ayant eu la mauvaise idée de se trouver sur l’axe vertical tracé trop rapidement par l’armée slave. À l’est, la Hongrie, la Roumanie et la Bulgarie furent récupérées par les Russes. Ils n’eurent pas besoin d’y envoyer des troupes : atterrés par l’avancée des moudjahidines de l’Occident, ils se ruèrent dans les bras moscovites.
Au nord, seule la Finlande put rejoindre l’Est libre, la Suède et le Danemark étaient tombés juste après la Grande-Bretagne, encerclant la Norvège qui se rendit toute seule aux conquérants de l’islam. De tous les pays occidentaux, seules l’Irlande et l’Islande échappèrent aux envahisseurs djihadistes. Cette dernière parce qu’elle avait la chance d’être trop lointaine et sans doute encore trop froide pour cette armée encore trop méridionale, la deuxième parce qu’elle prit les armes et cessa brusquement de se diviser. Néanmoins, l’opiniâtreté des Irlandais n’aurait été qu’un feu de paille si les Américains ne s’étaient pas souvenus fort à propos qu’un pays européen résiste encore, la diplomatie américaine pesa de tout son poids pour convaincre les Lions du Califat d’épargner les rebelles irlandais.

Ce petit îlot du monde libre accueillit des milliers de Britanniques et d’Écossais fuyant l’invasion avant que le Califat n’installe un blocus, isolant l’Irlande du reste de l’Europe.
Et ce fut tout. Le Vieux Continent tomba tout seul, ou quasiment. Les événements s’étaient précipités dans les années 2030 lorsque la pression démographique musulmane alliée au retour en masse des djihadistes de Syrie, d’Irak et de Libye avaient entraîné la chute des régimes occidentaux.

L’Union européenne fut juridiquement la dernière institution à tomber. En véritable îlot technocrate, elle continua imperturbablement à émettre des réglementations et des avis jusqu’à ce que son dernier président, un Grec dont le nom est tombé dans l’oubli, prononça à l’unanimité la dissolution de l’Union dans un hémicycle vide sur lequel il régnait seul, puisque les pays occidentaux avaient sombré dans l’anarchie et que ceux de l’Est qui prirent la décision de rejoindre la toute récente Fédération impériale russe avaient déserté. Les accords de Jérusalem mirent fin aux troubles en 2051, selon le calendrier grégorien. Divisant l’Europe en deux blocs distincts, les accords livrèrent l’Europe occidentale, les Balkans, la Turquie et l’Afrique du Nord aux mains du Calife. Mais le véritable acte fondateur de 2051 fut la construction d’un mur gigantesque séparant l’Europe en deux. Deux fois plus imposant que le mur de Berlin, il fut doté d’un no man’s land de cinq cent mètres de largeur et traversait l’Europe du nord au sud. L’ancienne frontière germano-polonaise servit de repère à cette démarcation qui traversa l’Europe jusqu’aux pays des Balkans. Ces derniers furent laissés, excepté la Serbie, au Califat.
Après ces événements, le Califat acheva son organisation. Sa capitale fut installée à Istanbul et délégua une part de ses pouvoirs à Paris pour l’Europe de l’Ouest, Alger pour l’Afrique du Nord et l’Espagne, et Sarajevo pour l’Est. Les langues européennes furent tolérées pour préserver, du moins momentanément, les spécificités des vizirats. L’arabe devint la langue officielle du Califat et la charia fut imposée comme seule loi.

Yacine II, le vizir d’Europe de l’Ouest, était parmi les plus sages et les plus intelligents. Réputé tolérant, le jeune chef laissa vivre les dhimmis et n’augmenta pas les prélèvements. Toutefois, il continua l’œuvre de son père en traquant tout ce qui avait trait aux mœurs mécréantes. Il fit saisir tous les livres. Internet fut banni du territoire, seules la presse et la littérature autorisées par le régime et validée par l’Assemblée des docteurs de l’islam étaient publiées. Le vizir d’Occident s’attira les bonnes grâces de son suzerain, Commandeur des Croyants, en y mettant un zèle tout particulier.

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 09/03/2022 à 13:08.

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18 juillet 2019 à 18:36

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