Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (45)
Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
Chapitre XXI
- Il s’est enfui au crépuscule. C’est tout ce que je peux dire.
Tarek était assis dans le salon de l’appartement familial. En face de lui, Bilal gardait les lèvres serrées. Visiblement, il ne digérait pas l’affront porté à son autorité paternelle. En sortant de la Maddahith, la maison de ses parents fut le premier endroit auquel le moudjahidine avait pensé. Il fallait qu’il le retrouve. Pour cela, il devait comprendre. Comprendre comment Fadi avait pu changer ainsi. Comment en était-il venu à tout rejeter en bloc pour passer à l’ennemi, du moins leur apporter son aide.
Il n’avait pu se résoudre à raconter toute la vérité à son père. La Maddahith lui avait imposé le secret le plus absolu, mais Bilal possédait peut-être un indice, fût-il minime. Son père venait de lui raconter la dispute qui avait éclaté la veille au soir. Ce qui ne fit qu’aggraver les craintes de Tarek. Éclairées par ce qu’il venait d’entendre à la Maddahith, les paroles que Fadi avaient prononcées devant leur père n’en étaient que plus inquiétantes, malgré ce qu’en disait Bilal, « il venait de réchapper aux attentats, j’ai mis ça sur le compte de la frayeur qu’il avait vécue.
- Moi aussi, j’ai réchappé à un attentat, et je ne suis pas devenu fou pour autant. Tu n’as aucune idée de l’endroit où il a pu aller ?
Evidemment, Bilal n’en savait rien. D’ailleurs, dès que cela concernait Fadi, son père ne savait jamais grand-chose. Tarek n’était pas aveugle, il voyait bien, depuis quelques années, que les relations entre le patriarche et son cadet étaient tendues. Mais à sa décharge, Tarek venait de s’apercevoir qu’il ne connaissait pas Fadi si bien que cela.
- Je n’ai aucune idée de ce qu’il fabrique. Mais tu le sais, ce n’est pas la première fois qu’il découche.
Tarek le savait, il s’était fait la remarque quelques semaines auparavant mais n’avait pas osé directement interroger son frère là-dessus. Il avait subodoré quelque amourette, comme cela avait été son cas. Il s’était même réjoui de le voir se préoccuper d’autre chose que de ses démons habituels. Et puis il se souvint de son entretien à la Maddahith. Ton frère a vu à plusieurs reprises Jean Palisar… Il se retint de se frapper le front. Voilà ce qu’il faisait de ses nuits. Pendant que ses frères combattaient l’expansion mécréante, il s’abreuvait à sa source. Il blêmit. Tout se tenait. La culpabilité de n’avoir rien vu le dévorait.
Il remarqua le regard interrogateur de Bilal et de sa mère. En les voyants inquiets, il revit la dernière nuit lors de leur incursion chez le chef rebelle. L’homme, sa femme et les deux enfants qu’il avait précipités en enfer. Il se prit à imaginer les agents de la Maddahith surgissant chez ses parents ou chez lui. Sa mère violentée, sa femme enceinte arrêtée, son père déshonoré. Il ne pouvait se permettre cela. Il ne laisserait pas les siens subir les conséquences de la folie de son frère. C’était eux ou lui et cela dépassait le cadre d’une simple affaire de famille, il fallait maintenant l’étouffer avant que cela ne soit une affaire d’État. Si les méandres complexes des arcanes politiciens lui paraissaient obscurs, il avait toutefois saisi la violence du séisme que provoquerait Fadi. Certes, l’épicentre se situait bien sur l’échelle familiale, mais les répercussions se feraient sentir dans toutes les couches de la société. Comment un fils de bonne famille, dont les membres étaient cités en exemple chez les croyants, avait-il pu se compromettre avec la lie du Califat ? Car faire acte d’insoumission à la Charia revenait à insulter Allah, le crime le plus honni en ce monde.
Il se demandait aussi comment cela avait pu se produire sans que personne ne s’en rende compte. Rien dans son comportement n’avait laissé présager un tel retournement et un rejet aussi complet de sa société. Qu’est-ce qui a bien pu clocher chez eux pour que Fadi les haïssent soudain à ce point-là ?
À pas lourds, il se dirigea vers la chambre du cadet. Elle était impeccablement rangée. En avisant les placards, il remarqua que des vêtements manquaient. Tout laissait supposer un départ précipité et raisonnablement long. Le moudjahidine ouvrit chaque livre, fouilla chaque recoin de la pièce, comme il l’aurait fait pour un criminel ou un mécréant. Pourtant, il ne trouva rien, le matelas gisait à terre, éventré, les livres épars à travers la pièce. Aucune trace du venin qui avait empoisonné le sang de son frère. De rage, il envoya un coup de pied dans l’oreiller. Il ressentit un vertigineux sentiment d’impuissance, se rendant à l’évidence qu’il n’avait aucune piste. La Maddahith devait lui envoyer des informations à son bureau. En s’y rendant, il pria pour qu’elles soient éclairantes.
Saluant la sentinelle, il trouva le QG étonnamment calme. Puis il se rappela qu’ils attendaient certainement ses ordres. Il en avait presque oublié sa nomination. Les attentats et la mort d’Abou Fatah lui paraissaient tellement lointains. Il passa la tête dans le bureau de Jamal. Celui-ci dormait, la tête posée sur un dossier. Il le secoua
- J’ai à faire, tu peux venir dans mon bureau d’ici vingt minutes ? Et si tu trouves du café, je suis preneur…
Ahuri, le militaire leva vers lui des yeux vitreux et leva le pouce. Jamal était sans doute le seul homme en qui il avait une confiance pleine et entière, ils avaient participé aux mêmes combats et fait couler le même sang. Jamal avait beau être d’au moins quinze ans son aîné, il ne manquait pas une occasion de prouver sa fidélité envers Tarek. Arrivé dans son bureau, il s’enferma à clef. Une enveloppe de papier kraft l’attendait, posée en évidence sur la table.
Le pli venait bien de la Maddahith. Tout d’abord, il lui confirmait l’identité des rebelles qu’il avait tués hier. Il s’agissait bien des meneurs. D’après eux, il y avait une forte probabilité pour que l’officier russe recherché soit en fuite et tente par tous les moyens de rejoindre l’Est. Des consignes avaient été données et les signalements de Fadi Saïf et Sybille Andrieux envoyés. Aucun ordre d’arrestation transmis pour le moment, c’était déjà ça. En clair, ils cherchaient simplement à les localiser, ce serait donc aux forces régulières de les arrêter. Tarek réfléchissait. Il y avait fort à parier pour que son frère et la fille décident de quitter le Califat. Il avait longuement retourné le dilemme qui devait peser dans la caboche de son frère. Il était en fuite en ignorant s’il était poursuivi. Le fait qu’il ait emporté ses affaires indiquait qu’il n’avait pas l’intention de revenir avant un bon bout de temps, si ce n’est jamais. Logiquement, la fille devrait être avec lui. Sa seule porte de sortie était l’Est. Il enfouit son visage dans les mains. Si Fadi avait décidé de rejoindre l’Est, il était foutu. Si tel était le cas, il lui fallait un contact chez les slaves. Un guide ou un passeur, quelqu’un qui ait suffisamment de relations pour le faire entrer illégalement chez l’Ennemi. Il tapa du poing sur la table.
- Le Russe ! C’est lui la clef de sortie !
Cela se tenait.
Ce fut ce moment que choisit Jamal pour entrer, un plateau de café dans les mains. Tarek leva les yeux sur lui. L’invitant à s’asseoir, il versa le breuvage noir dans les tasses et lui raconta tout.
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