[LE ROMAN DE L’ÉTÉ] Opération Asgard – Le train de 6 h 53
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C'est l'été et, comme chaque été, c'est le moment de changer un peu d'air, de prendre un peu plus de temps pour lire.BV vous propose, cette année, une plongée haletante dans la clandestinité durant la Seconde Guerre mondiale. L'auteur et l'illustrateur, Saint Calbre et La Raudière, nous racontent l’histoire d’un jeune étudiant d’Oxford, Duncan McCorquodale, issu d’une vieille famille écossaise, qui, en 1940, va être recruté par le Special Operations Executive (le fameux SOE), créé par Churchill cette même année 1940 lorsque toute l'Europe, sauf la Grande-Bretagne, s'effondrait face à Hitler. L’histoire, donc, d’un jeune patriote dont le « bon sang ne saurait mentir », comme naguère on avait encore le droit de dire. Il va se lancer, corps, âme et intelligence, dans la nuit jusqu’à devenir semblable à elle, pour reprendre l’expression de l'Iliade d’Homère. Car c’est dans la nuit qu’agissait le SOE ! Nos deux auteurs, Saint Calbre et La Raudière, tous deux saint-cyriens, « ont servi dans les armées », nous dit laconiquement et, pour tout dire, un peu mystérieusement la quatrième de couv’ de ce roman publié aux Éditions Via Romana. On n’en sait et on n'en saura pas plus. Au fond, c’est très bien ainsi : « semblables à la nuit », comme leur jeune héros…
Opération Asgard est le premier tome d’une série qui va suivre notre héros sur plusieurs décennies : de la Seconde Guerre mondiale, en passant par la guerre froide, jusqu’à la chute du mur. Le second tome paraîtra cet automne.
Publié par BV avec l'aimable autorisation des Éditions Via Romana.
Chapitre 4
Le train de 6 h 53
La gare d’Oxford – une vénérable gare élégante, surmontée d’une grande verrière – était déserte lorsque Duncan McCorquodale arriva sur le quai, portant une valise à soufflets passablement usagée. Il était 6 h 45 ; la nuit était encore là, et la neige avait totalement fondu sur les rails. Dans un coin, sur un banc, un clochard dormait paisiblement.
Le jeune homme commença à faire les cent pas sur le quai, en réfléchissant à la suite des événements. Il visualisait la succession des choses qu’il allait devoir faire, afin de s’y préparer au mieux. L’arrivée en gare de Paddington, à Londres. Le trajet vers Baker Street. Frapper deux fois, sonner, frapper une fois.
Le train – il avait consulté l’indicateur des chemins de fer – devait arriver à 9 h 12, ce qui lui laissait le temps de marcher jusqu’au numéro 64. Il y avait à peu près un kilomètre depuis la gare, soit un petit quart d’heure sans se presser. Il prendrait son petit déjeuner dans un pub du quartier – un petit déjeuner qu’il imaginait plantureux, avec du café, des œufs brouillés, du jus d’orange, des saucisses, des rognons et quelques tartines grillées. Après tout, il ne savait pas quand il prendrait son prochain repas digne de ce nom. Et ensuite, il serait temps de frapper à la porte pour demander à voir Penelope.
Duncan ne connaissait pas bien Londres. Il y était allé deux ou trois fois avec des amis d’Oxford, mais n’était pas parfaitement familiarisé. Il avait donc mémorisé son trajet sur un plan, avant de quitter l’université. La phrase du général Gubbins sur l’absence de papier lui était restée en tête. Cela correspondait d’ailleurs à la nécessité d’avoir un prétexte. Personne n’était censé savoir où il se rendait ; il n’était donc pas question pour lui de se promener en pleine rue, avec un plan marqué au crayon rouge. Ce n’était pas vraiment ce qu’on attendait d’un « agent », selon lui.
Le train – un paisible monstre de bois et de fer – arriva à l’heure dite, dans un hurlement de freins et un panache de fumée. Duncan, à ce qu’il lui sembla, fut le seul à monter. De toute façon, la gare était déserte, n’est-ce pas ?
Il trouva sans peine la voiture 4, puis le compartiment de six places qui contenait la sienne – la 22. Comme on s’en doute, la voiture était vide en ce début de journée. La place 22 était située près de la fenêtre. Le train siffla, se mit lentement en marche et quitta tranquillement la gare d’Oxford.
Le trajet fut très agréable. Il est évident que notre héros n’avait pas la moindre intention de dormir : trop de questions se bousculaient dans son esprit. Qui plus est, vers 8 heures, le soleil se leva timidement sur la campagne anglaise, un soleil teinté de rose et de jaune, qui illuminait peu à peu les collines et les vallées du sud du pays, verdoyantes et plantées, çà et là, de grands arbres isolés. Le paysage était magnifique et le jeune homme n’en perdait pas une miette.
Le train s’arrêta aux premières stations. McCorquodale regardait toujours par la fenêtre, comme s’il était encore un enfant. Le monde des livres, les généraux romains, les philosophes grecs, les batailles homériques et les vers de Virgile lui semblèrent bien loin, à cet instant. Il pensait à la nature écossaise, dans laquelle il avait grandi. Les montagnes désertes, l’herbe d’un vert tirant sur le jaune, les paysages à vous couper le souffle, les falaises du bord de mer, quand on quittait les terres du clan pour s’approcher du rivage…
Il replia les jambes sous son siège pour mieux s’approcher de la fenêtre. C’est alors que son pied rencontra quelque chose.
Il plongea la main sous le fauteuil de la place 22 et en ramena un petit paquet de papier kraft, très léger, de forme indéfinissable, maintenu par une ficelle. Sur le papier, une main malhabile avait tracé au crayon de papier les mots : Hon. D. McC. L’Honorable (c’était l’appellation des fils de lord) Duncan McCorquodale. C’était pour lui ! Il tira les rideaux du compartiment, revint s’asseoir et ouvrit le paquet.
Celui-ci contenait un passeport anglais, cinq pièces d’une livre sterling et une note de deux lignes, tapée à la machine. On pouvait y lire :
Voici votre nouveau nom. Mangez l’ancien ainsi que cette feuille.
« Nous n’utilisons jamais de papier… » grommela Duncan en se rappelant les paroles du général Gubbins. Il déchira le morceau de kraft sur lequel était tracé son nom, le roula avec la feuille et mâcha l’ensemble, laissant le reste de l’enveloppe par terre. Après quoi, il ouvrit le passeport.
C’était un passeport neuf, qui comportait une photographie récente, celle qu’il avait dû fournir à l’université, portait des visas suisses (pays qu’il n’avait jamais visité) et était établi au nom de William McAllan, né à Édimbourg la même année que lui, mais un jour différent.
Quel pouvait être le but de ce cadeau inopiné ?
Notre héros décida qu’il s’agissait d’un test. On lui demanderait certainement, une fois à Baker Street, de se comporter comme s’il était William McAllan, né le 1er mars 1920 à Édimbourg et ayant voyagé en Suisse. D’ailleurs, il n’avait aucun autre document d’identité, en accord avec la consigne de Gubbins. Il lui restait donc la fin du trajet pour inventer une vie à ce personnage de papier. Il lui fallait créer une existence entière en une heure.
Il décida, ce qui est le plus sage, de s’inspirer de sa propre vie en ne changeant que quelques menus détails dont il était certain de se souvenir. C’était comme du théâtre, en fin de compte – et de toute façon, se dit-il, ce n’était qu’un test. Il montrerait qu’il avait eu une bonne idée, et l’entraînement commencerait pour de vrai.
Quand le train arriva à Paddington, il était 9 h 15. Trois minutes de retard pouvaient être considérées comme le signe d’une ponctualité presque militaire, s’agissant d’un train à vapeur. Tout allait bien.
Mais une surprise l’attendait sur le quai.
En effet, Duncan était à peine descendu de son wagon qu’il se trouva nez à nez avec deux policiers, les fameux « bobbies » anglais, en uniforme noir et coiffés de leur casque caractéristique.
— Monsieur Duncan McCorquodale ? fit l’un d’entre eux.
— Vous devez vous tromper, messieurs, dit Duncan qui était bien décidé à jouer son rôle. Je me nomme William McAllan.
Les policiers se regardèrent d’un air entendu, comme s’ils se disaient « nous avions prévu cela ».
— Peu importe qui vous prétendez être, dit le deuxième, je vais vous demander de nous suivre.
Et, joignant le geste à la parole, les deux policiers attrapèrent le jeune homme, chacun par un bras, et le firent sortir de la gare. Une voiture de police attendait dans la rue. Ils s’y engouffrèrent. Le chauffeur démarra.
Il était 9 h 20 et la voiture roulait dans la direction opposée à celle qu’il devait prendre. Cette arrestation n’avait ni queue ni tête, mais une chose était certaine : il ne serait pas à 10 heures au 64, Baker Street, à supposer qu’il soit un jour libéré par la police.
L’entraînement commençait mal.
À suivre...
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3 commentaires
Bon suspens, héros sympathique. Je n’aurais jamais pu être agent secret. L’idée de devoir mâcher du papier, malpropre de surcroît, me révulse… Plaisanterie mise à part, la potentialité de la torture est également très dissuasive… Admiration accrue, donc, pour les héros.
C’était une autre époque, malheureusement révolue ! Ca ne serrait plus possible de faire une telle action aujourd’hui ! Hervé de Néoules !
Pourquoi ? Il y a encore plein d’espions… Peut-être même, par les temps qui courent, sont-ils plus nombreux qu’on ne croit – et plus nombreux que pendant le dernière guerre…