Les Trente Glorieuses furent de belles années. « Les beaux bébés » du baby-boom (de Gaulle dixit) étaient devenus de beaux jeunes gens et jeunes filles aux jupes longues et écharpes Benetton, fumant partout allègrement, diplômes en poche. C’était le temps des films de Truffaut. Nous lisions Butor et Derrida. Nous vivions dans l’empire des signes. Nous étions passionnés de Wagner et de Lou Reed. Nous partions en dedeuche sur les vastes routes du monde, avec une halte aux Chorégies d’Orange ou à Aix-en-Provence. Sans inquiétude pour le travail, nous continuâmes à être des lecteurs royaux. Tout nous était accessible, du monde, avec les livres de poche et les traductions des grands auteurs étrangers.

Nous allions à la FNAC acheter Le Chant des enfants morts, de Mahler, pour goûter le poème d’Yves Bonnefoy « À la voix de Kathleen Ferrier ». On découvrait la poésie et l’écriture chinoises, avec le beau livre de François Cheng et les traductions de l’UNESCO, la littérature sud-américaine, avec Borges. Le Rêve dans le pavillon rouge était un émerveillement. Les snobs lisaient Musil. Dans le train Paris-Arras qui transportait les profs ferroviaires, il y avait, à venir, un ministre de l’Éducation nationale, une traductrice de sanskrit dans la Pléiade, un historien du Moyen Âge, une philosophe qui suivra les pas de son père. Pendant que les jeunes filles se maquillaient entre deux gorgées de café et deux bouffées de cigarette, Jean-Claude Casadesus travaillait ses partitions.

Chacun était différent mais nous avions une culture commune. Il n’y avait pas de police de la pensée. L’homosexualité sortait de la clandestinité. Certains étaient ce qu’ils étaient sans qu’on mette son nez dans leur vie privée. On se délectait du livre de Foucault Surveiller et Punir. Quel beau « corps professoral » ! Pourtant, nous n’étions pas gâtés, dans nos postes ! Valéry Giscard d’Estaing, indifférent aux intellectuels, nous envoyait le plus loin possible de nos habitats. Les années Giscard ? Ce fut le temps de la grande migration des « profs ferroviaires ». Mais les chefs d’établissement ravalèrent leur rêve de voir peupler le Pas-de-Calais d’indigènes mâles et femelles. Parisiennes et Parisiens nous étions, Parisiens et Parisiennes nous demeurions : aucune envie de cultiver notre jardin au pied d’un terril. Notre choix était fait : nous vivions dans les trains.

En mai 68, la sortie de Dany, pas encore dit le rouge, de la cour de la Sorbonne avait été grandiose. Des professeurs dans les amphis s’étaient déculottés devant leurs étudiants. On les appelait les mandarins. Leurs disciples prirent leur place. Puis tout rentra dans l’ordre. Enfin, presque. À la Sorbonne, le langage passait par les émetteurs et les récepteurs. En classe, avec du courage, on pouvait faire des dictées : l’orthographe n’avait pas encore mauvais genre. Les coups de boutoir commençaient néanmoins contre la grammaire normative. La linguistique pour les nuls envahissait l’enseignement. La loi Haby était votée. Tout dégringola dans les années 75.

La voie royale libérale-libertaire s’ouvrait grand sous nos pas.

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06 décembre 2020 à 19:15

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