Cinéma : The Card Counter, de Paul Schrader
Ancien militaire ayant jadis officié à la prison d’Abou Ghraib, en Irak, William Tell fut de ces tortionnaires qui scandalisèrent, à l’époque, l’ensemble de la presse américaine pour les mauvais traitements qu’ils firent subir à leurs prisonniers. Alors que les principaux responsables, gradés et politiques, passèrent entre les mailles de la Justice sans jamais être inquiétés, les exécutants comme William Tell furent condamnés à des peines de prison ferme.
Au cours des huit années qu’il vécut derrière les barreaux, Tell prit son mal en patience, s’adonna à la lecture des stoïciens pour mieux endurer son sort, entretint un mode de vie routinier et développa un intérêt sérieux pour le jeu, le black jack en particulier – le seul, nous explique-il en voix off, dont les choix passés du joueur déterminent son futur…
Depuis sa sortie, le solitaire et taiseux William Tell sillonne les casinos des plus grandes villes et perfectionne sa technique – une façon pour lui de se mettre hors jeu de la société. Un jour, pourtant, il est repéré par Cirk, un jeune homme dont le père fut condamné pour des crimes similaires aux siens et s’était donné la mort de façon tragique, n’ayant jamais supporté d’avoir servi de bouc émissaire à sa hiérarchie. Déterminé à lui rendre justice, le fils essaie de convaincre William de se joindre à lui afin d’enlever, torturer et assassiner un haut gradé qu’il estime responsable de son malheur… Opposé à ce projet, le joueur de cartes va alors prendre le gamin sous son aile et tenter de le dissuader de faire une connerie.
Récit d’un passé qui n’en finit pas de ravager les consciences, The Card Counter ressemble beaucoup à ces films noirs qui marquèrent, dans les années 70, la naissance du « Nouvel Hollywood ». Pour cause, le réalisateur Paul Schrader en fut l’un des artisans phares ; c’est à lui que l’on doit le scénario d’Obsession, mis en scène par Brian de Palma, et surtout de Raging Bull et de Taxi Driver, souvent considérés comme faisant partie des plus grands films de Martin Scorsese. Taxi Driver dont on retrouve un certain nombre de motifs dans The Card Counter : conséquences sociales et psychologiques de la guerre sur les vétérans, solitude d’un réprouvé, routine et errance urbaine, fuite en avant et violence finale…
Le Nouvel Hollywood, rappelons-le, se faisait l’émergence d’une contre-culture marquée par le souci de la radicalité, la représentation de la violence et du sexe, l’abolition des tabous moraux et langagiers, et la généralisation de l’anti-héros en proie à une société forcément viciée et oppressive (les institutions eurent droit, au cinéma, à leur procès perpétuel). Pour le dire autrement, le Nouvel Hollywood fut au cinéma ce que le rock fut à la musique : le triomphe des valeurs soixante-huitardes et de l’imaginaire progressiste dont nous payons à présent les pots cassés.
À l’époque, le discours antimilitariste de ces films s’articulait autour de la guerre du Vietnam – on pense à Voyage au bout de l’enfer, à Platoon, à Apocalypse Now, au premier Rambo ou, évidemment, à Taxi Driver. Aujourd’hui, c’est le conflit en Irak – autre guerre perdue des États-Unis – qui est au cœur des préoccupations. Contrairement au cinéma néoclassique et conservateur d’un Clint Eastwood, le soldat parti se battre est désigné comme l’éternelle victime d’institutions discréditées qui parviennent toujours à sauver les apparences de leur prestige – William Tell perd régulièrement face à un joueur de black jack qui porte ostensiblement les couleurs du drapeau américain et jouit des acclamations de ses fans qui scandent « USA ! USA ! »
Dans un tel contexte où la société est pourrie et où les règles du jeu sont pipées, le solitaire William Tell (vague réécriture postmoderne de Guillaume Tell) aspire à la tranquillité, au refuge au sein d’une famille de fortune que les premiers récifs ne manqueront pas de disloquer.
Du désenchantement chic et choc.
2,5 étoiles sur 5 (pour les qualités de mise en scène)
https://youtu.be/Fb5Kt9p61dg
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Un commentaire
1968 a été une catastrophe, mais quand on voit ce qui nous arrive depuis quelques années, retourner en 1968 serait le bonheur.