[Cinéma] Past Lives, la prédestination dans les rapports humains

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Dans la culture bouddhiste, qui découle indirectement de l’hindouisme, il y a cette idée que la soif d’être et de devenir (tanha) de l’individu, avec son envie et sa passion, est à l’origine de sa souffrance (dukkha), laquelle ne fait que nourrir inlassablement le cycle des réincarnations, le samsara. Par conséquent, seule l’extinction des désirs peut permettre à l’homme d’atteindre l’éveil, l’état de nirvana, et ainsi mettre fin au cycle des réincarnations. Naturellement, cette culture bouddhiste a beaucoup sensibilisé les Asiatiques à la notion de « vies antérieures » et à l’idée que notre entourage serait peuplé d’individus que nous avons déjà côtoyés par le passé. Cela expliquerait notamment l’attirance irrépressible et indescriptible, la fascination même, que nous éprouvons parfois au contact d’une nouvelle rencontre.

Avec Past Lives, son premier long-métrage, la cinéaste Celine Song nous raconte l’histoire de deux êtres, deux amis d’enfance, que la vie n’aura de cesse de séparer puis de réunir à nouveau, comme si leur lien était prédestiné, conditionné par de très nombreuses vies antérieures. Amoureux lorsqu’ils avaient douze ans, Nora et Hae Sung ont été séparés une première fois lorsque les parents de la jeune fille ont quitté la Corée pour venir vivre en Amérique. Passé la vingtaine, les deux sont parvenus à renouer contact par le biais des réseaux sociaux, avant de se perdre à nouveau… La trentaine, enfin, va leur permettre de se retrouver physiquement et de réaliser la difficulté de construire ensemble un avenir, Nora s’étant mariée entre-temps à un Américain, tandis que Hae Sung n’a jamais oublié son premier amour. « La vie est faite de morceaux qui ne se joignent pas », nous dit François Truffaut dans Les Deux Anglaises et le Continent. Réplique qui fera d’ailleurs le refrain de Modern Style, ballade magnifique de Françoise Hardy en duo avec Alain Delon.

Ici, les deux morceaux ne se joignent pas mais s’attirent inexplicablement, attestant l’idée que le destin est à l’œuvre et que si les circonstances ne leur sont pas favorables dans la vie présente, elles le seront peut-être dans une vie future. À moins, bien sûr, que ce « couple » ne soit éternellement destiné à faire l’apprentissage de la contrariété et de la frustration.

Un récit intimiste

Conte poétique et cruel à la fois sur fond de mondialisation destructrice et de déracinement douloureux, Past Lives aurait facilement pu virer à la catastrophe si le scénario avait cédé aux attentes du genre et nous avait concocté un banal triangle amoureux avec rivalité masculine à la clé. Trop fine pour tomber dans ce genre de piège, la cinéaste souligne, au contraire, la dignité de ces deux hommes liés indéfectiblement par leur amour pour cette même femme, qui n’ont objectivement aucune raison de se haïr mais s’envient réciproquement.

Délicate, Celine Song cultive le caractère intimiste de son récit, ménage les sous-textes et attire l’attention sur le vide, les silences, les non-dits, les regards fuyants mais lourds de sens.

La dimension spirituelle de cette histoire, teintée de bouddhisme, constitue la plus-value d’un film qui, pour l’essentiel, se singularise par sa façon de contourner les attentes – la cohérence est donc totale entre la forme et le propos…

4 étoiles sur 5

Pierre Marcellesi
Pierre Marcellesi
Chroniqueur cinéma à BV, diplômé de l'Ecole supérieure de réalisation audiovisuelle (ESRA) et maîtrise de cinéma à l'Université de Paris Nanterre

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