On a l’habitude, depuis trente ans, de ces mises en scène d’apprentis démiurges qui se piquent de revisiter, et refaire au passage, les œuvres du répertoire en les mettant à n’importe quelle sauce, à base des poncifs d’actualité et autres cancel culture venus des États-Unis. Cela va du serpent de La Flûte enchantée devenu bulldozer qui détruit un camp de migrants à Don José qui est tué par Carmen pour en finir avec les violences faites aux femmes - avec le risque de devoir dénoncer ensuite les violences faites aux hommes - en passant par l’oppression colonialiste des Noirs ou celle patriarcale des femmes, et les livrets d’opéra se retrouvent ainsi agrémentés de toutes ces imbécillités qui font la joie des critiques bien-pensants.

C’est ainsi que j’ai découvert, récemment, un Dialogue des carmélites revisité par le metteur en scène russe Tcherniakov. Un peu tardivement, certes - cela ne m’intéresse guère -, puisque cet épisode date de 2018, mais il n’est pas inutile d’en reparler, le problème étant toujours d’actualité. Les religieuses, promises à la guillotine, y sont sauvées in extremis dans une happy end digne d’un film hollywoodien. Mais alors que, le plus souvent, ces facéties scéniques ne provoquent, aux côtés des gloussements admiratifs des snobs, que ricanements et quolibets de la part des spectateurs, cette fois, la chose a tourné au vinaigre. Les héritiers du compositeur Francis Poulenc ont saisi le tribunal. Condamnés à deux reprises, le metteur en scène russe - sans doute une victime de Poutine - et la production ont finalement été miraculeusement blanchis par la Cour de cassation d’avoir voulu se faire passer pour les créateurs qu’ils ne sont pas.

Cette décision a particulièrement réjoui le critique musical Christian Merlin, qui n’a rien d’un enchanteur mais tout d’un chef de rayon des conformités en promotion au magasin du même nom. Au micro de France Musique, il se disait soulagé car il est convaincu, comme bon nombre de ses collègues - confondant au passage œuvre et interprétation -, de la « liberté des interprètes » et que la mise en scène est « une œuvre sur une œuvre », ce qui est justement l'imposture majeure et la négation même de l'art. Et ce grand amateur de mise en scène sur les œuvres du répertoire de préciser qu’à l’opéra, il va voir non pas des œuvres mais « des œuvres sur les œuvres » !

Et poursuivant son raisonnement, et son culte du commentaire, ne pourrait-il rajouter son œuvre de commentateur de l’œuvre sur l’œuvre, puis un autre enchanteur Merlin viendrait produire une œuvre supplémentaire sur son œuvre/commentaire, et ce, jusqu'à l'infini ! On touche le fond de l’absurdité, du serpent qui se mord la queue et de la pénétration savante des coléoptères !

Car, enfin, le travail de mise en scène, comme celui des interprètes n’est-il pas de mettre l’œuvre en valeur en respectant ce qu’elle est, et non de greffer sur elle toutes les lubies qui vous passent par la tête ? Sinon, qu’il la réécrive ou la recompose en s’en inspirant, comme Molière avec L’Avare, Giraudoux avec Amphitryon ou Anouilh avec Antigone ! Alors, ce sera une autre œuvre, mais une œuvre véritable !

Cette imposture est un fléau qui, depuis plus de trente ans, mine et ridiculise le théâtre et l’opéra, et condamne la création à n’être qu’un commentaire fumeux sur la création d’un autre. Jusqu’à quand faudra-t-il supporter cette sorte de « lierre obscur », comme aurait dit Cyrano, « qui circonvient un tronc et s’en fait un tuteur en lui léchant l’écorce » ? Et comment tous ces sots, dignes d’une fable de La Fontaine, au lieu de regarder le chêne, vont s’extasier devant le lierre qui est en train de le tuer ?

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 07/03/2021 à 15:15.

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05 mars 2021 à 15:28

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