[Une prof en France] Un moment de grâce…

La-lecture-lineaire-768x512

« Le changement, c'est maintenant », entendait-on, il y a quelque temps. C'est le moment de changer, en effet. Après avoir dénoncé, condamné, déploré, il est temps de célébrer. Je voudrais donc consacrer cette chronique (une fois n'est pas coutume) à la célébration de certains moments de grâce vécus avec mes élèves au cours des dernières semaines.

Ce qui m'a le plus frappée, lorsque je suis arrivée dans ce collège, c'est de voir à quel point ces jeunes étaient perdus et à quel point la plupart d'entre eux espéraient trouver des adultes solides sur lesquels s'appuyer. Pas des adultes qui s'affairent autour d'eux comme des aides-soignants autour du lit d'un tétraplégique ou naviguent à vue en appliquant des programmes et des méthodes dont ils ne comprennent ni le sens ni les objectifs, mais des adultes ayant une vision, sachant quel Homme ils veulent aider à forger au moyen des dispositifs éducatifs qu'ils mettent en place. L'État semble avoir oublié, en massifiant, uniformisant et normalisant l'école, que l'éducation est avant tout une affaire d'anthropologie, et qu'elle est stérilisée par l'absence de vision philosophique et de réflexion sur l'Homme. L'éducateur est semblable à un bon jardinier : même s'il s'adapte sans cesse au vivant qu'il a en face de lui, avec son unicité et sa part imprévisible, il doit savoir vers quoi il tend et il doit structurer et organiser son jardin pour cette fin. Aujourd'hui, dans chaque école, il y a au mieux affrontement entre des visions inconciliables, au pire absence complète de réflexion profonde sur les finalités de tout ce qui est entrepris. On s'engage alors dans une routine délétère, qui ne porte que peu de fruits, ou on tente des expérimentations ineptes dont tout le monde sent, avant même de les mettre en place, qu'elles ne mèneront à rien.

Déstabilisée par tout ce que je vivais depuis la rentrée, et par l'absence de sens que j'y trouvais, j'annonce un jour aux élèves que je pense arrêter l'enseignement et que je ne suis pas sûre de finir l'année. Je me donne deux mois pour prendre ma décision. Survient alors quelque chose d'inattendu. Je pensais que la plupart des élèves se réjouiraient de la perspective qui leur était ainsi offerte de vacances anticipées et d'heures de loisir essaimées en semaine, mais il n'en fut rien. C'est un vent de panique qui traverse les classes. Les réactions fusent de toute part. Les plus timides, ceux qu'on n'entend que rarement, étouffés qu'ils sont par la faconde de leurs camarades désinhibés, sortent du bois, et même ceux que je croyais les plus réfractaires au système scolaire montrent des signes d'émotion. « Qu'est-ce qu'on va faire sans vous ? On n'y arrivera jamais tout seuls ! Si on fait des efforts, vous restez ? On a vraiment appris des choses avec vous, vous ne pouvez pas nous laisser, on n'aura personne si vous partez… »

Un élève hautement dyslexique est venu me trouver à part, à la fin du cours, pour exprimer son désarroi et ses inquiétudes, me disant que le français était la matière essentielle, que s'ils n'avaient pas les bases ils ne pourraient réussir en rien et qu'ils n'avaient pas souvent eu des professeurs qui les faisaient vraiment travailler dans cette matière, surtout en grammaire. Certains se sont mis à me remercier à la fin de chaque heure de cours, en quittant la salle, en français comme en latin. Tous semblent finalement inquiets au sujet de leur avenir, et conscients du rôle que l'école peut jouer dans leur formation, étant donné que leurs familles ne peuvent pas, sauf à de rares exceptions, prendre le relais. Les parents que j'ai rencontrés ont souvent quitté l'école très tôt et s'en remettent entièrement à nous pour la transmission des connaissances et des savoir-faire intellectuels. Naïvement, ils font encore confiance au système, n'ayant pas d'autre choix.

Celle qui m'a le plus touchée, c'est une petite élève de 5e, sérieuse et investie, qui est intervenue en classe. « Vous êtes la seule qui essayez de nous rendre libres, sans nous formater, sans vouloir faire de nous des moutons. Si vous partez, on n'aura plus personne… », et elle a fondu en larmes. Un de mes maîtres m'avait dit un jour que le travail d'un enseignant était justifié par la gratitude d'un seul élève. 

« Parcourez les rues de Jérusalem, regardez, informez-vous, cherchez dans les places s'il s'y trouve un homme, s'il y en a un qui pratique la justice, qui s'attache à la vérité, et je pardonne à Jérusalem » (Jérémie, 5:1).

Virginie Fontcalel
Virginie Fontcalel
Professeur de Lettres

Vos commentaires

21 commentaires

  1. Il peut donc y avoir un peu d’espoir, une lueur dans les ténèbres. Le problème est que cela ne vient pas d’où cela devrait venir. Le système est en faillite complète. Les enfants devraient s’inquiéter de leurs acquisitions et pas de comment elles sont transmises. Tout fonctionne à l’envers, nous marchons sur la tête.

  2. Quel bonheur pour eux .mes enfants ont eu bien de la chance ..et n’ont pas oublié leurs excellents professeurs ..et nous en parlons toujours …merci à eux pour ce parcours ..

  3. Sur le fond, je suis totalement en phase avec vous. Une petite réserve. Je ne suis pas certain qu’un élève de 5 ième soit d’un niveau à s’exprimer ainsi : « Vous êtes la seule qui essayez de nous rendre libres, sans nous formater, sans vouloir faire de nous des moutons ». Je suppose que vous interprétez ses intentions. Pour en revenir au fond. On se résume. Sans l’exprimer ouvertement, vous estimez que les enseignants, sans généraliser, sont mal formés, ne sont pas à la hauteur de leur mission. Vous touchez du doigt le nerf de ce mal qui ronge l’Education Nationale. Faiblesse intellectuelle et défaut d’instruction. Et tout en découle. Dont défaut de résistance organisée face à des programmes déroutants, à des méthodes hors sol, à des pénétrations extra-scolaires insolites. Les Ecoles Normales du passé produisaient des enseignants dignes de ce mot. Il suffit de compulser leurs documents de référence de l’époque et de s’appuyer sur le niveau des élèves du moment. Bon courage et merci pour votre témoignage .

  4. J’approche des 75 ans mais je garde intact le souvenir de 4 professeurs de lettres, d’histoire et de géographie, qui m’ont marqué à vie
    Ne désespérez pas ! Un seul élève par classe que vous aurez contribué à élever dans la connaissance et qui se souviendra de vous toute sa vie est la plus belle des récompenses et justifie tous vos efforts comme cela doit effacer toutes les difficultés quotidiennes
    Merci de votre engagement

  5. Victor Hugo disait que « l’Education c’est les parents qui la donne, l’Instruction c’est l’Etat qui la doit ! » nous avons tous eu un ou des enseignants qui nous ont marqués et dont le souvenir se trouve quelque part dans notre mémoire, merci à ces gens dévoués à leur métier, l’enseignement, la transmission des connaissances.

  6. Saint-Exupéry regrettait qu’il n’y ait pas de jardiniers pour les hommes. L’Education Nationale compte bien peu de jardiniers et fabrique en revanche des Mozart assassinés. Comme vous dans ma carrière d’enseignant la gratitude d’un seul élève a parfois suffi à me redonner le sentiment de n’avoir pas été complètement inutile. Parmi toutes les graines semées quelques unes tombent en terre et germent …

  7. Bravo madame Fontcalel, votre témoignage est un signe très encourageant qui je l’espère sera lu par nombre de vos confrères qui comme vous l’envisagiez s’apprêtent à renoncer à cette grande mission qui est la vôtre.

  8. Rudolph Steiner disait déjà déjà qu’un enfant c’est comme une plante et qu’il faut l’arroser pour la faire pousser .Dans ces écoles Steiner il n’y a pas de maitre ou de prof mais des jardinières ou jardiniers d’enfants . Super de constater que ces enfants sont conscients quand ils ont en face d’eux un adulte à l’écoute et prêt à les aider , les guider . Tout espoir n’est finalement pas perdu pour tous ces jeunes . Bravo madame d’avoir su les conquérir de manière douce et intelligente . Vous avez gagné les plus beaux remerciements .

Commentaires fermés.

Pour ne rien rater

Revivez le Grand oral des candidats de droite

Les plus lus du jour

L'intervention média

Les plus lus de la semaine

Les plus lus du mois