[Livre] Les Liens artificiels ou l’enfer du métavers

LIENS ARTIFICIELS

Paru tout récemment, le roman de Nathan Devers Les Liens artificiels offre une plongée dans l’existence d’un homme sans qualités qui devient le héros d’un jeu vidéo à succès. Son ascension puis sa chute brutale sont décrites avec, en toile de fond, cette question : peut-on vraiment être heureux et libre quand on vit par l’intermédiation d’un écran ?

On connaît l’expression « big in Japan » : elle désignait les musiciens qui connaissaient le succès au Japon alors qu’ils étaient totalement inconnus en Europe. Julien Libérat est, quant à lui, « big in the metaverse ». Petit prof de piano rungissois inconnu des hommes et de Dieu, il devient un peu par hasard Vangel, le plus coté des personnages du métavers. Le métavers, c’est cet univers virtuel parallèle au réel dans lequel tout un chacun peut se créer un avatar. Dans le roman, il se matérialise sous la forme de Heaven, un jeu vidéo dont le monde, le design, les personnages et les interactions sont proches de la réalité. Un peu trop proches. Si bien que les ratés, tous ceux qui ont abandonné l’espoir d’être heureux dans leur vie de chair et d’os, finissent par s’immerger totalement dans ce monde parallèle. De jour en jour, Julien accroît sa dépendance à ce jeu de rôle qui finit par lui coller à la peau - littéralement - au point qu’il n’en sortira pas vivant.

Un jeu qui fait perdre l’ancrage dans le réel

Mais Julien ne se rend pas compte de l’emprise du jeu sur sa vie ou, plus exactement, il y consent de son plein gré car, dans l’Antimonde, Vangel est un poète, un rebelle, un héros. Ses mots sont lus par des millions d’utilisateurs, son aura dépasse celle des puissants. Il ne se promène jamais sans une solide escorte de gardes du corps. En un mot, il n’y a aucun rapport entre la place de Vangel dans le jeu et celle de Julien dans le vrai monde. Cette discordance entre virtuel et réel finit par lui peser. On ne peut pas éternellement tricher en se réfugiant dans un Antimonde aux règles pipées.

C’est ce rapport à la réalité, à la création et à la liberté qui rend le roman passionnant. Racontée d’une écriture enlevée, souvent drôle, les péripéties du héros se lisent d’une traite. L’auteur soulève surtout des questions philosophiques centrales pour notre civilisation moderne. Notamment sur sa dépendance à la technologie, sa relation de plus en plus étroite aux écrans, à ces miroirs aux alouettes et au monde qui se cache derrière eux.

L’univers parallèle ne permet qu’une liberté conditionnelle

Un autre personnage central du roman est le fondateur de Heaven, Adrien Sterner, un équivalent cynique et machiavélique de Mark Zuckerberg, le créateur et maître de Facebook. Un marionnettiste qui manipule les personnages du jeu les plus performants comme il malmène ses employés. Après avoir assisté à l’ascension de Vangel dans le jeu, jusqu’à un stade qui a dépassé le niveau virtuel puisqu'on parle de lui dans les médias, il lui semble impératif de maîtriser sa créature, puis de la « neutraliser » - donc de la tuer. Cette relation du créateur à la créature est angoissante et tragique. Prométhée moderne puni par Zeus Sterner, Julien Libérat ne libère personne, pas même lui-même.

Les « liens artificiels » unissent des êtres qui vivent à la fois séparés - comme le héros et son ancienne petite amie - et ensemble, comme le scande le narrateur tout au long du roman. Séparés, car les joueurs ont renoncé aux interactions de la vie réelle pour se jeter à corps perdu dans l’Antimonde, menant ainsi une vie parallèle de l’autre côté de l’écran. Ensemble, car ils tentent de joindre leurs solitudes. La volonté de puissance est mortelle quand elle occulte le réel.

Eléonore de Vulpillières
Eléonore de Vulpillières
Journaliste indépendante

Vos commentaires

3 commentaires

  1. Le danger de ces technologies modernes est que sous couvert d’être utiles, elles savent se rendre indispensables, et donc de créer une dépendance. Dépendance qui est exploitable par ceux qui tirent les ficelles. Exemple : le pass sanitaire aurait été très difficile à mettre en place sans le QR code sur téléphone, à présenter à l’entrée du restaurant. Avez vous assisté à cette scène : un client entre au restau, il présente son téléphone à la personne qui l’accueille en tendant le sien. les deux téléphones communiquent, les êtres humains ne disent pas un mot.
    Il est vrai que quand, comme moi, on refuse le téléphone connecté pour utiliser un portable à clavier ne servant qu’à téléphoner, on se retrouve peu à peu partiellement exclu des cercles d’amis connectés. C’est le prix à payer pour se sentir encore un peu libre, et humain.

  2. « L’univers parallèle ne permet qu ‘une liberté conditionnelle « . Mais qu est-ce qui permet à l’homme une liberté sans condition ?

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