Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (30)
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Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
Élie venait de le quitter. Jean s’était levé et arpentait la pièce de long en large. La rébellion prenait une dimension qui le dépassait. L’assassinat n’était pas dans son domaine de compétence. Il pensait à Sybille et Fadi. Il était très satisfait de cette rencontre entre les deux jeunes gens. Si le monde était différent, il y aurait sans doute eu une idylle, un mariage et une belle célébration. Il l’aurait conduite à l’autel. Elle aurait eu une belle robe blanche. Sans doute aussi des enfants qu’il aurait fait sauter sur ses genoux en leur racontant des histoires. Il se sentait bizarre, depuis quelques jours. Comme se réveillant progressivement d’un songe trop long. Pour la première fois depuis quarante ans, il regardait sa cave et ses livres avec les yeux d’un curé doutant de la présence de Dieu dans le tabernacle. Pour la première fois, Jean se prit à en vouloir à son sort et expérimentait la réalité de son existence. Celle d’un vieillard reclus dans un monde hostile. La présence d’Élie, ces coups de feu et la réalité guerrière l’avaient secoué. Que lui arrivait-il ? La tentation de s’enfuir l’assaillait. Il se rendait progressivement compte que cet endroit le dégoûtait, la magie qu’il y avait entretenue s’était estompée, la source inépuisable de son imagination s’était tarie. Il ne voyait plus que les étagères vermoulues sur lesquelles trônaient des livres. Juste des livres. Le poids de la solitude s’abattait si brutalement sur lui qu’il en fut désorienté. Réfrénant l’envie de sortir au soleil, il alla chercher la bouteille de patate. L’une de celles que Mathieu lui avait glissées discrètement quelques mois auparavant. Pour la solitude, avait-il dit avec un clin d’œil. Jean se servit un verre, puis un deuxième. Au crépuscule de son existence, il appréhendait plus que jamais l’imminence de la nuit.
Baudelaire, Balzac, Barbey, Chateaubriand, Daudet et Flaubert, Gide, Gary, Gautier, Kessel, Radiguet, Rostand et Sand. Il faisait l’appel depuis son fauteuil, levant son verre à chaque nom, comme pour leur porter un toast. Il arriva à Zola. Au même instant, le volet du soupirail vola en éclats et une horde de démons surgit en hurlant.
Figé au milieu de son salon, il toisait la demi-douzaine de barbus qui s’acharnait à retourner chaque centimètre de sa cave. Ils semblaient prendre plaisir à fouiller, éventrant son matelas, arrachant les couvertures et les pages, et dévissant méthodiquement chaque meuble.
Assis dans son fauteuil, droit dans le chaos, il fixait l’officier moudjahidine qui le questionnait depuis plusieurs minutes.
- Que sais-tu de la rébellion ? Depuis combien de temps vis-tu ici ?
Cette avalanche d’interrogations le ramenait très loin en arrière. À l’époque où un jeune homme brun aux yeux bleus était venu se réfugier dans sa cave. À la différence que celui qui le questionnait aujourd’hui portait arme et uniforme et n’était pas disposé à écouter quoi que ce soit.
- J’aimerais pouvoir vous aider, commandant, mais honnêtement, je ne vois pas bien ce que vous attendez de moi…
- La vérité. Je sais que tu fais partie de cette conspiration. Tu es un kouffar. Si tu veux sauver ta vie, tu dois me dire qui est à la tête de votre pitoyable rébellion.
- Une rébellion qui a tué quelques-uns des vôtres. Je ne les trouve pas si pitoyables que cela. On vous en a tué combien ?
Tarek marqua un temps de silence, le détachement apparent du vieillard le déroutait.
- Des hommes qui ne vous ont jamais combattus pour la plupart.
- Tous les hommes combattent d’une manière ou d’une autre. Le fusil et l’uniforme n’en sont que la forme la plus primaire et la moins redoutable. J’ai comme l’impression qu’ils ont voulu abattre des menaces sérieuses. Cela doit être vexant pour vous de ne pas en faire partie…
- J’aurais dû. Tes amis m’ont raté. Pas moi.
- Vous étiez dans votre droit. J’aurais sans doute fait pareil.
Tarek aurait pu sourire. Le vieux avait un certain courage et un sacré aplomb. Un peu plus et il sortait la théière.
- Et je suppose que tu n’es au courant de rien. Que tu étais là par hasard et que tout cela ne t’appartient pas…
- Vous me croiriez, commandant ?
- Non. Il lut la pile de documents qu’un de ces hommes venait de lui tendre. Littérature prohibée, propagande mécréante, et voilà qui était intéressant ! Il sortit une lettre à en-tête bleu sur lequel était écrit : « Ministère de la Culture ».
- Oh, un jeu. Vous n’allez pas reprocher à un vieux fou miséreux de s’imaginer ministre ou roi si le cœur lui prenait.
Tarek tapa sur la table.
- Arrête de me prendre pour un con. J’ai cinq cadavres qui me suggèrent de retrouver les responsables. Parle !
Le vieux gardait obstinément le silence. Tarek se leva et avisa une photo au-dessus de l’horloge. Une toute jeune fille. Il retourna la photo, lut la signature et sourit. Il le tenait.
- Tu ne parleras pas, il lui jeta la photo de la jeune fille en plein visage. Mais elle, crois-moi, elle le fera et tu l’entendras. Il se pencha vers lui et lui chuchota à l’oreille : je sais que tu te moques de mourir. Mais si tu savais ce que mes hommes sont capables de faire à cette fille avant qu’elle n’ait, elle aussi, la chance de trépasser, tu changerais d’avis. Il se rapprochait encore. Ses lèvres touchaient l’oreille de Jean. Visualise la scène, une salle de torture, des fouets avec des lanières de plombs, au milieu ta gamine. Douze enfoirés autour d’elle. Je te laisse imaginer. Je te laisse repasser le film dans ton esprit. Calcule combien de viols son corps pourra supporter avant que mes hommes ne lui permettent de mourir. Combien de centimètres carrés de sa peau se détacheront sous le fouet avant cela. Calcule bien, vieillard.
Il se redressa et retourna s’asseoir. Le vieux fou s’était pétrifié. Sa peau se teignait de gris. Il desserra les lèvres.
- Allez au diable. Je ne dirai rien. Vous pouvez me menacer, menacer ma nièce et me faire miroiter toutes les tortures de l’enfer, je ne parlerai pas. Je sais qu’elle ne se fera jamais prendre vivante, elle est trop forte pour cela, je sais aussi que, quelle que soit ma réponse, le sort que vous avez décrit l’attend, quoi qu’il arrive, si vous deviez l’attraper. Vous me promettez une justice qui n’existe pas. Vous vous adressez à moi comme si vous aviez une quelconque légitimité à me condamner. Comme si vous étiez le Bien ! Il se leva. Vous me parlez mais vous êtes déjà mort. Vous vous battez en aveugle contre une force qu’aucun fusil ne pourra abattre ! Votre seule chance de vaincre inclurait l’extermination de l’humanité. Vous n’êtes pas un guerrier mais un boucher. Un assassin de femmes et de vieillards. Un outil aveugle aux mains de maîtres qui représentent tout ce que je hais et ce que j’ai combattu toute ma vie. Vous pouvez promettre la mort, j’ai admis depuis bien longtemps qu’elle était inéluctable. Je ne la crains pas, alors je n’ai pas peur de vous. Il leva son verre et le vida d’un trait.
Tarek eut un rictus intraduisible. Pitié, colère et dégoût s’affrontaient en lui. Mais il savait ce qu’il devait faire. Ce vieux fou en avait également conscience. Connivence ? Ils connaissaient tout deux le dénouement du drame. Tarek fit un geste. Deux de ses hommes attrapèrent le vieux et ils sortirent dans la ruelle. Le soleil était suffisamment haut pour l’inonder de ses rayons. Tarek cligna des yeux, aveuglé par cette lueur après ce temps passé dans l’obscurité. Il ne vit pas une paire d’yeux semblables aux siens les dévisager à l’endroit même où il s’était trouvé quelques minutes auparavant. À l’intérieur de la cave, le feu dévorait les rangées de livres.
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