Le roman inédit de l’été : Derrière le mur (23)
Cet été, Boulevard Voltaire vous propose une fiction inédite, jamais publiée auparavant. Embarquez avec Fadi, Sybille, Jean et Tarek dans un pays qui n’existe plus.
- D’où viens-tu ?
Cette question qu’il posa n’était pas celle qu’il avait formulée dans son esprit. Comme si elle venait d’une autre galaxie ou d’un autre plan dimensionnel. Mais, au fond, cela n’avait aucune importance.
Il voulait entendre le son de sa voix. La regarder parler. Parce que c’était tout ce qu’il désirait. Il l’écouta lui raconter sa vie, ce qu’elle voulut en dire et tenta de deviner ce qu’elle dissimulait. Au bout de quelques minutes il s’aperçut qu’elle lui faisait confiance. Puis elle lui posa des questions sur lui, sa famille, son entourage. Fadi ne lui cacha rien, hormis le métier de Tarek. Il était tombé sous la première salve à la manière des jeunes recrues qui montent au feu sans expérience. Toutes les réserves et les stratégies de retenue qu’il avait mises en place lors de ses conversations avec Jean sautaient comme des digues. Il ne s’aperçut pas que Jean et le père Louis-Marie les écoutaient attentivement. Amusés par cette scène touchante qui leur rappelait une jeunesse perdue.
Mais le temps fila vite, cette nuit. Lorsque l’horloge indiqua cinq heures du matin, Jean et Fadi se levèrent. Sybille et le prêtre, se préparèrent. Il leur fallait passer de l’autre côté en même temps que les premiers travailleurs. Suffisamment tôt pour éviter la foule mais assez tard pour passer pour des fuyards.
Alors qu’ils se préparaient à partir. Fadi se tourna vers Jean :
- Que dois-je faire, maintenant ?
Jean le regarda l’air étonné.
- Faire ? Vous êtes seul juge, Fadi. Maintenant que vous en savez un peu plus sur vous, je suis persuadé que vous saurez répondre seul.
Sybille et le père Louis-Marie s’était enfuis. Fadi s’était fait violence pour rester en arrière.
- On se reverra ?
- Qui sait ? Il y aura certainement d’autres livres à lire.
- Et si c’était simplement vous que je voulais voir ? Les livres ne parlent pas, eux.
Jean sourit d’un air entendu.
- Ce que je vous dis, je l’ai lu.
Le vieil homme le regardait avec affection. Avant que Fadi ne puisse esquisser une réponse, il parla à nouveau.
Ne vous inquiétez pas pour elle, dit-il avec légèreté, en voyant le regard de Fadi s’attarder sur le soupirail de sortie. Elle a survécu jusqu’ici. Elle s’arrangera bien pour le faire encore quelques années.
- Le prêtre, que vient-il faire ici ?
- Il est venu remplacer son prédécesseur, on a toujours besoin de Dieu, surtout en ce moment. Vos coreligionnaires ne les aiment pas tellement…
- Je crois que c’est la première fois que j’en vois un.
- Vraiment ? Jean haussa un sourcil. En tout cas, vous avez connu son prédécesseur, le père Matthias.
- Quoi ?
- Lorsqu’il est parti. Un jour de beau temps, alors que la foule se fut rassemblée place de la Concorde. Il n’était pas seul. Oh bien sûr, vous auriez pu ne pas l’apercevoir, mais par le plus grand des hasards, c’est votre frère qui a acté son départ.
Fadi eut un frisson d’horreur.
- Celui que Tarek a…
- C’était un homme bien, répliqua Jean en hochant la tête. Ne culpabilisez pas, mon ami, en ce qui me concerne je n’ai aucun pardon à vous donner. Il est parti comme il l’aurait souhaité. Et, entre nous, il vous a pardonné comme il a été pardonné lui-même à de nombreuses reprises. Ite missa est, comme on dit en ce cas. Il a fait son devoir, dit-il, en voyant Fadi pâlir, votre frère a fait le sien. Il était bien placé pour le savoir. Quant à ma nièce, c’est la fille unique de ma défunte sœur. Son père a été tué avant sa naissance. Une orpheline, encore.
Fadi connaissait ce ton, il annonçait un épisode mélancolique qui signifiait généralement que l’entrevue était terminée.
En fermant la porte, il se sentit affreusement mal. Si le jeune homme avait bien vu que le récit de son exécution avait peiné Jean, il avait mis cela sur le compte de l’empathie. En réalité, il lui avait raconté l’égorgement de son ami des mains de son propre frère. Au fond, ce n’était pas lui qui avait tenu le couteau. Il se rendit aussi compte qu’il ne savait rien de Jean. Sa vie passée, son histoire et ce qu’il était. Il referma la porte derrière lui. Priant pour que ses parents ne fussent pas encore réveillés, il rentra chez lui. Aujourd’hui, il était en congé, il n’aspirait plus qu’à trouver la quiétude de son lit.
Arrivé chez lui, il se coucha sans bruit. Il entendait ses parents ronfler dans la pièce mitoyenne de sa chambre. Le garçon avait beau être soulagé, il eut comme à son habitude du mal à s’apaiser et s’endormir. Mais quels que soient ses doutes et ses questionnements habituels, pour une fois, c’était un visage humain qui l’empêchait de dormir. Une agréable vision. Celle de Sybille. Elle le fascinait et investissait chaque recoin de son esprit. Fadi découvrait un tourment inédit pour lui. Une autre obsession, nettement plus agréable…
Il sut qu’il l’aimait. Il ne pensa pas un seul instant aux conséquences. Sybille réussissait là où la science et les connaissances n’auraient sans doute pas suffi. Elle incarnait dans sa chair attirante tous les enjeux et tous les combats qui faisaient rage en lui. Elle incarnait une lutte et désincarnait les doutes jusqu’à les rendre vaporeux.
Au dehors, les ombres se mouvaient avec les premiers rayons du soleil. Elles glissaient le long des murs et refluaient vers l’intérieur. On aurait pu penser qu’elles se repliaient vers le centre-ville. Telle une armée décimée cherchant à se regrouper, refusant de se rendre à l’évidence d’une défaite inexorable.
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