Gabriel Privat : « Napoléon est l’une des nombreuses victimes du déclin de la culture générale élémentaire »
Son nouveau roman est passionnant. Pas seulement parce que la réalité a rejoint la fiction qu'il avait imaginée bien avant les polémiques actuelles. Mais parce que sa plume élégante décrit avec précision les rouages des pouvoirs politiques et médiatiques, et la profondeur des relations humaines et du sens de la vie. Une histoire riche d'enseignements sur l'identité de la France, ses racines et les combats qu'elle traverse.
Le Troisième Exil raconte la naissance d’un mouvement de contestation face aux commémorations du bicentenaire de Napoléon. Vous l’avez rédigé entre 2017 et 2020, imaginiez-vous que la fiction rejoigne autant la réalité ?
Honnêtement, jusqu’au développement, en France, du mouvement Black Lives Matter, je ne le pensais pas. Le rejet de la mémoire impériale par des groupes communautaristes est, certes, une chose ancienne. Déjà, en 2005, l’historien polémiste Claude Ribbe comparaît à la Shoah la répression opérée par l’armée française dans l’île de Saint-Domingue contre les anciens esclaves noirs menés par Toussaint Louverture, et il faisait de Napoléon un Hitler français du XIXe siècle. Cependant, ce livre, malgré la polémique, n’avait pas suscité de mouvement d’opinion, et la contestation devenait marginale. C’était sur cette base que j’avais imaginé une polémique autour du bicentenaire, allant jusqu’à exiger le retrait des cendres hors des Invalides. J’étais loin de penser que l’actualité reprendrait certains contours de ce roman. On peut tout à fait y voir l’effet de la conjonction entre la montée des communautarismes en France, la perte du sens historique et l’arrivée, sur notre territoire, des mouvements de contestation issus du monde anglo-américain. C’est avec un grand intérêt, teinté d’une certaine inquiétude, que j’ai assisté, ces derniers mois, aux recoupements entre l’actualité réelle et mon roman.
Votre livre décrit les rouages de l’emballement médiatique d’une société qui déboulonne ses statues, et notamment les répercussions d’un simple hashtag lancé de manière hasardeuse qui va être pris au sérieux et entraîner le retournement de l’opinion. Les réseaux sociaux ont-ils plus de pouvoir que les politiques ?
Les réseaux sociaux sont une société virtuelle, plus étendue et mobile que la société réelle, mais qui en reprend les mécanismes psychologiques profonds. L’emballement des réseaux sociaux est tout à fait comparable à un mouvement de foule ou à une émeute : perte de la maîtrise de soi, dérive haineuse, lynchage, instinct grégaire, sentimentalisme hystérique et versatilité sont les ingrédients d’une émeute populaire réussie et c’est ce que nous retrouvons sur les réseaux sociaux lorsqu’un hashtag indigné trouve de l’écho. Comme dans une émeute classique, l’agitateur ou l’homme politique qui parviendra à orienter la foule dans son sens et à attiser la flamme y trouvera un étonnant démultiplicateur de sa propre puissance. Mais comme dans une émeute, il peut être dépassé par les événements qu’il a suscités ou cru pouvoir utiliser, et emporté à son tour. Enfin, comme dans une émeute, le vent de tempête peut retomber aussi vite qu’il était monté, et sans explication raisonnable crédible si ce n’est, parfois, l’écœurement de leur propre outrance chez les indignés d’un soir. Le politique raisonnable, ou l’homme d’État, qui ne maîtrise pas les réseaux sociaux peut, en effet, se retrouver déstabilisé. Sa grandeur sera de tenir bon en attendant que la bourrasque passe. Il peut aussi courber le front, stupéfait par l’ampleur du mouvement, tout comme certains hommes d’État reculent à la première manifestation violente quand d’autres tiennent bon envers et contre tout, souvent avec succès. C’est affaire de caractère humain profond. Je crois avoir montré les deux types parmi les personnes présentées dans ce roman.
À l’origine de cette révolution contemporaine, vos protagonistes sont mus par leurs émotions. Est-ce à dire que la culture de l’effacement repose sur une vision subjective et sensible de l’Histoire ?
En partie, oui. Dans le roman, Mélanie est avant tout mue par sa mémoire familiale et communautaire, avec laquelle elle se confond. Pourtant parfaitement assimilée dans la société métropolitaine dont elle a pris tous les us et coutumes, elle ne se reconnaît plus dans la mémoire nationale commune dès lors que celle-ci entre en conflit avec sa mémoire familiale. Ce hiatus est, pour elle, une souffrance, qu’elle décide de régler en épurant la mémoire nationale de ce qui pourrait gêner sa mémoire familiale et communautaire. Ce rejet du commun, de ce qui unifie malgré les dissensions du passé, s’explique chez Mélanie par une prépondérance totale de la mémoire sur l’Histoire. Elle sent et ressent plus qu’elle n’analyse et tempère. Maurice est sans doute victime de l’excès inverse, quand le personnage de Madeleine d’Aiglemont semble le seul à opérer une synthèse bien équilibrée entre une mémoire apaisée, qui a pris de la hauteur et ne rejette pas, mais s’appuie sur l’acceptation de l’Histoire. C’est, en somme, l’union du cœur et de la raison, ce qui manque sans doute dans les débats mémoriels actuels en France.
« Quel roman que ma vie ! » disait Napoléon. Comment expliquer que l’Empereur, considéré comme un des plus grands personnages de l’Histoire de France, soit aujourd’hui réduit à un statut de mâle blanc, misogyne et esclavagiste que l’on commémore timidement ?
Je ne dirais pas que Napoléon est réduit uniquement à cette figure archétypale. Dans l'esprit des Français, il est toujours considéré comme un génie militaire et politique, mais l’inculture généralisée limite la capacité de la plupart des personnes à donner des exemples concrets de ce génie. En parallèle, chaque fois qu’un débat public a lieu sur l’Empereur, il y a toujours un intervenant plus ou moins autorisé pour rappeler, en effet, quel misogyne ou esclavagiste fut Napoléon. Que ces catégories contemporaines soient utilisées au risque de l’anachronisme et du contresens ne heurte pas le commun, faute justement de sens historique. Peu à peu naît alors l’idée - en parallèle de la vieille conscience, toujours présente, du génie impérial - selon laquelle ce personnage ne vaut peut-être pas la peine qu’on se souvienne de lui.
On peut dire que Napoléon est, ici, l’une des nombreuses victimes du déclin de la culture générale élémentaire parmi les Français. Ce déclin amène à tout juger au prisme d’une contemporanéité horizontale où les causes rassembleuses du moment servent d’outil de relecture unique. Dans le roman, on entrevoit à plusieurs reprises cette indifférence de l’inculture, lorsque nous quittons les personnages principaux pour rejoindre les profondeurs du pays.
Vous êtes professeur d’histoire. Comment enseigne-t-on cette période aux élèves, de nos jours ? Faut-il nuancer la mémoire impériale ou recontextualiser les faits pour aborder ce personnage de manière apaisée et transmettre aux jeunes générations un roman national ?
Au collège comme au lycée, Napoléon est en général abordé dans le même chapitre que celui consacré à la Révolution française. Le parti pris est de placer la Révolution, comme Napoléon, dans une continuité et au sein d’un contexte européen. Cette manière de voir a du sens si nous considérons que l’Empereur n’a pas seulement voulu réformer la France mais aussi établir un système européen, dans la continuité de celui que voulut instaurer la Révolution.
L’étude de Napoléon souffre, cependant, de nombreux manques, comme à peu près tous les chapitres du programme. À force de vouloir aller vite et de simplifier pour ne pas alourdir la charge des élèves, on en vient à perdre de vue des pans entiers de la figure étudiée. Ainsi, pour Napoléon, on ne verra pas son ascension durant la Révolution, pourtant indispensable pour comprendre ses choix politiques sous le Consulat et l’Empire. De même, on effleurera à peine ses campagnes militaires, ce qui est assez fort de café pour un homme ayant fait la guerre le plus clair de sa vie. Sur le gouvernement de la France, on donnera quelques bribes d’institutions fondées par Napoléon durant le Consulat ou l’Empire, mais on ne dressera jamais de bilan synthétique de l’état économique et social du pays au commencement et à la fin du règne. Dès lors, la figure de Napoléon devient incompréhensible.
Mais, là encore, ce mal dont souffre Napoléon touche presque toutes les périodes du programme.
Je crois qu’il y a, ici, un travail immense à faire afin de rendre son sens logique à l’Histoire pour les élèves. Pour cela, il est important d’enchaîner les périodes sans rupture chronologique et, en leur sein, de bien montrer l’influence des faits les uns sur les autres. La suite des causes et des effets, la mise en avant de personnalités, avec leur psychologie, leurs relations de familles et d’amis, l’influence de leur position sociale sur leurs choix sont autant de petites touches qui peuvent donner sa profondeur à l’Histoire auprès de la jeunesse et la lui rendre intelligible. Une Histoire de France mieux comprise et mieux connue n’en sera que plus aimée si elle est abordée avec sincérité, ni comme une légende dorée, ni comme un livre noir, mais comme le récit commun de ceux qui nous ont précédés dans l’existence et légué le pays que nous continuons à faire vivre, dans la suite de leur œuvre. Très humblement, et même s’il s’agit d’un roman, j’espère que ce livre pourra au moins contribuer à la promotion de cet état d’esprit.
Propos recueillis par Iris Bridier
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