[Enquête] Le scandale des placements abusifs d’enfants

enfant triste

« Vous aimez votre enfant. Il est heureux chez vous. Pourtant demain, vous serez peut-être le parent d'un enfant placé. » C'est le cri d'alerte d'une avocate, Christine Cerrada, référente de l'association L'Enfance au cœur, dans son livre, Placements abusifs d'enfants : une justice sous influence. Un sujet porté récemment au cinéma avec la sortie en salle du film Rien à perdre dans lequel Virgine Efira incarne le combat d'une mère prête à tout pour récupérer son fils placé par les services sociaux. En France, 170.000 mineurs vivent dans des familles d'accueil ou des foyers des services sociaux, arrachés à leur famille sur décision administrative de l'aide sociale à l'enfance (ASE) ou judiciaire. Un chiffre qui a progressé depuis cinq ans (+12 % entre 2009 et 2018, selon la Cour des comptes), bien au-delà de celui de la population carcérale (74.513 personnes au 1er juillet 2023). D'anciens enfants placés, des hommes de loi, des spécialistes pointent régulièrement les dysfonctionnements des services de protections de l'enfance. Pourquoi tant de critiques autour de l'ASE, cette institution pourtant indispensable à une société qui déplore plus de 120 infanticides dans le cadre intrafamilial par an (un enfant tous les cinq jours meurt tué au sein de sa propre famille) et une hausse des maltraitances infantiles ?

L'incroyable scandale des placements abusifs d'enfants

Le rapport de l'inspecteur des Affaires sociales Pierre Naves sur les accueils provisoires et les placements d'enfants et d'adolescents révélait déjà, dans les années 2000, ce chiffre inquiétant : dans 50 % des cas, le placement des enfants aurait pu être évité. Autrement dit, et si l'on suit ce raisonnement, ce sont pas moins de 90.000 jeunes qui n'auraient pas dû être retirés à leur famille. Un pavé dans la mare réitéré par le même Pierre Naves lors de l'émission Envoyé spécial consacrée au sujet en 2006. Des situations familiales qui, sur simple plainte d'un voisin, peuvent très vite dégénérer, comme le raconte maître Frédéric Pichon à BV : « Il suffit d’un signalement anonyme – pendant le Covid, il y a eu 30 % de signalements en plus émanant de voisins – pour qu’une procédure administrative soit lancée. Les enquêteurs ont le droit de vous convoquer, de vous interroger et de se rendre à votre domicile pour vérifier votre cadre de vie. La suite, c’est soit le foyer avec d’autres enfants ou adolescents dont certains sont violents et d’autres commettent des abus sexuel, soit la famille d’accueil. »

L'avocat, habitué de ces dossiers de placements d'enfants, cite l'expérience vécue par cette famille : « L’histoire commence un mercredi midi dans un pavillon de banlieue. Une maman fait déjeuner ses trois enfants en bas âge, le dernier, un nourrisson, dormant à l’étage. L’un d’eux fait un caprice et se met à hurler. Sa maman lui demande d’aller dehors dans le jardin quelques instants pour se calmer. Ni coups ni haussement de ton. Une voisine malveillante, qui pétitionne depuis des semaines pour que la famille quitte le quartier, appelle la police. Quelques minutes après, un fourgon arrive. Les policiers voient l’enfant en pleurs. Un coup de téléphone au parquet et l’enfant est placé immédiatement à l’aide sociale à l’enfance pour un délai de 15 jours comme la loi l’y autorise. Arraché devant sa mère et ses frères et sœurs traumatisés sans aucune préparation. »

Ensuite, les choses peuvent aller très vite : « Les parents sont entendus le lendemain, une enquête de voisinage est effectuée, les maîtresses, pédiatres, éducateurs et tout y passe. Aucune trace de maltraitance. Au pénal, le dossier est classé mais l’enfant est toujours placé. Au foyer, l’enfant réclame ses parents tous les jours. En vain. Le centre est débordé et il ne pourra pas les voir avant l’audience prévue devant le juge pour enfants. Heureusement, cette fois ci, le juge est raisonnable et dit qu'il n’y pas lieu à mesure d’assistance éducative. L’enfant peut enfin rentrer à la maison. Ce dossier véridique et récent, parmi tant d’autres, témoigne de l’incroyable pouvoir des juges en matière de placements. »

Un témoignage partagé par d'autres confrères spécialisés. Si pour maître Christine Cerrada, « les placements abusifs sont devenus le quotidien des avocats qui interviennent dans le domaine des affaires familiales », une autre consœur, Laure Boutron-Marmion, dans une tribune parue dans Le Monde, alertait en juillet 2023 sur ces placements « devenus courants et qui devraient rester l'exception... alors qu'aucune enquête n'est encore ouverte ». Elle dénonce la « trop grande part de libre interprétation » des institutions au détriment des parents et enfants « pris dans un engrenage dont il est bien souvent complexe de sortir ». Trop souvent, détaille Christine Cerrada, le placement est motivé par l'attitude de la mère accusée d'entretenir un lien trop fusionnel avec son enfant. Un concept freudien, fourre-tout et peu scientifique, selon l'avocate qui, à l'inverse, déplore que « bon nombre d'enfants abusés ne sont, eux, pas placés ».

Maître Adeline Le Gouvello, que nous avons interrogée, porte un regard plus nuancé sur les motivations des acteurs sociaux : « Si certains intervenants dans les dossiers de placement rédigent des rapports empreints de grossières erreurs ou d'interprétations personnelles extrêmement sujettes à caution ou encore de l'idéologie de la personne qui fait l'enquête, ce n'est pas systématique, parfois on a des rapports très justes. »

« Heureusement que l'institution est là pour mettre l'enfant à l'abri du danger »

Cette avocate spécialisée en droit de la famille qui, comme ses confrères, déplore « la rapidité avec laquelle les décisions sont prises, certaines appréciations des dossiers sont parfois prises au lance-pierre », ne dénie pas le rôle essentiel de l'ASE dans la protection de l'enfance. « La demande ne décroît pas. Dans l'ensemble, les familles ne vont pas bien, il y a de vrais dossiers de maltraitance et heureusement que l'institution est là pour mettre l'enfant à l'abri du danger. » Elle a même connu certaines victoires : « Lorsque les parents collaborent avec les services, j'ai vu des situations vraiment s'apaiser et des enfants finir par revenir à la maison, chacun étant sorti grandi de ces histoires douloureuses. » En outre, maître Adeline Le Gouvello déplore le manque de moyens dont souffre l'institution. Une réalité qu'elle constate presque quotidiennement et dont la presse se fait régulièrement l'écho. « Ce secteur souffre. Partout en France. Il n'y a pas un département qui n'est pas touché », déplorait, récemment, un acteur local dans La Charente libre, qui s'inquiétait de l'explosion du nombre de placements de mineurs dans son département.

Un budget de 9,15 milliards d'euros pour la protection de l'enfance 

Pourtant, le budget des départements alloué à l'ASE est loin d'être négligeable : 9,15 milliards d'euros nets pour l'année 2021, en croissance de 2,9 % par rapport à l'année précédente et de 29 % en dix ans (une augmentation principalement liée aux dépenses de placements à hauteur de 35 %). « Une manne », selon maître Frédéric Pichon, pour ce que maître Christine Cerrada appelle « le business des associations » pour qui « l'enfant bon client rapporte ». Sans aller jusque-là,  la Cour des comptes, dans un rapport de 2020, relevait l'incapacité des départements à contrôler efficacement les services dédiés à la protection de l'enfance et notait l'émergence dans « le domaine d'acteurs privés de grande taille » dont « la gouvernance apparaît souvent fragile et trop peu transparente », avec, à terme, « un risque qui pèse sur la qualité des prestations ».

Prestations qui, on le sait, font régulièrement scandale. Si des familles et structures d'accueil vertueuses existent, ce n'est pas d'elle qu'il est question dans ces multiples reportages qui dévoilent les horrifiantes conditions de vie de ces enfants placés qui quittent leur foyer la nuit pour dealer dans la cité voisine ou se prostituer sous l'œil d'éducateurs impuissants, tandis que d'anciennes victimes révèlent les mauvais traitements qu'elles y ont subis...

Un acteur du système de la protection de l'enfance - qui tient à conserver l'anonymat - nous rapporte le cas de deux pré-adolescentes placées dans une famille d'origine étrangère depuis de nombreuses années « montrant des signes inquiétants d'islamisation (refus de manger du porc, lecture quotidienne du Coran, haine contre l'Occident et les "colonisateurs") » au désespoir de leur mère. Aucune enquête n'a, à ce jour, été menée sur ce sujet de manière globale.

Où passe l'argent ?

Un bilan peu reluisant pour une institution d'État pourtant largement alimentée par les deniers public. Et ce n'est pas la charge toujours croissante de ces individus mineurs isolés (MMA) ou prétendus tels confiés à l'ASE qui devrait alléger le dispositif : une prise en charge estimée entre un et deux milliards d’euros pour les départements français, soit 50.000 euros en moyenne par an et par mineur. Un budget colossal pour une institution au bord de la crise de nerfs. Les mesures - décevantes - du nouveau plan de lutte contre les violences faites aux enfants dévoilé par Élisabeth Borne, le 20 novembre dernier, ne sont pas, à l'évidence, à la hauteur de l'ampleur du problème.

Sabine de Villeroché
Sabine de Villeroché
Journaliste à BV, ancienne avocate au barreau de Paris

Vos commentaires

21 commentaires

  1. On a beaucoup critiqué les oeuvres catholiques, je crois que les religieuses avaient plus de coeur que les employés de l’ASE; le vrai intérêt de l’enfant primait et non pas le nombre de dossiers (mal) traités.

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