Échec à la lâcheté

Ce n’est qu’un jeu ! Mais quel jeu ! Il fit la fortune de son légendaire inventeur, Sissa, un sage indien que son roi souhaitait récompenser pour sa magistrale création. Sissa demanda que l’on pose un grain de riz sur la première case de l’échiquier, puis deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, huit sur la quatrième, et ainsi de suite jusqu’à la soixante-quatrième et dernière case. La modicité de la requête fit sourire le roi, qui donna les ordres nécessaires. Et pourtant… Si l’on dépose un grain de riz en ligne tous les millimètres, il faudrait un plateau long de 18.500 milliards de kilomètres pour aligner tous les grains nécessaires[ref]Pour les lecteurs passionnés, voici le nombre de grains de riz correspondant à la demande de Sissa : 18.446.744.073.709.551.615.[/ref] ! Un jeu magique, donc.

Et la magie opère toujours !

Le championnat du monde d’échecs se déroule en ce moment. La fine fleur du gambit est réunie à Riyad, Arabie saoudite, depuis mardi dernier. "Ils sont venus, ils sont tous là…", chantait Aznavour. Eh bien, non ! Une grande joueuse manque à l’appel : Anna Muzychuk, une Ukrainienne de 27 ans, grand maître international depuis 2012, deuxième joueuse mondiale actuelle, championne du monde féminine de blitz[ref]Parties où le temps de réflexion pour jouer un coup est limité.[/ref] en 2014 et 2016, et bien placée pour conserver son titre. Anna a décidé de ne pas faire le voyage de Riyad. Pourquoi ? Écoutons-la :

Je ne veux pas jouer avec les règles d’un autre, ni porter l’abaya, ni être accompagnée si je veux sortir, ni me sentir considérée comme une créature inférieure… Je veux tenir bon sur mes principes. C’est pourquoi je décide de boycotter cet événement.

Elle en tire l’évidente conclusion : "Je vais perdre mes deux titres de championne du monde." Et comme, chez les Muzychuk, l’honneur est une affaire de famille, la sœur d’Anna, Mariya, ne participera pas non plus au tournoi. Des gens comme cela sont des résistants, des vrais !

Quelle leçon ! Quelle claque pour tous ceux qui préfèrent vivre couchés et soumis que debout et exemplaires ! Quel tsunami dans le monde diplomatique ! Quel ouragan chez les féministes de tout poil, absentes, aphones devant le geste d’Anna, sans doute pour ne pas avoir à fâcher les musulmanes en reconnaissant que le régime saoudien est rétrograde et violemment antiféministe.

Ce silence n’étonne pas, n’étonne plus. C’est le même que celui qui a accompagné, il y a deux ans, la nomination d’un Saoudien à la présidence du Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Faut-il parler de lâcheté, de veulerie ? Chacun jugera selon sa conscience.

Pour ce qui me concerne, je me contente de savourer avec une extrême gourmandise et, disons-le, de fierté le geste gratuit d’Anna. Je me doute que ses ennuis vont commencer. Puisse-t-elle savoir que des centaines de milliers de gens l’approuvent. Merci, Anna, pour ce panache, pour ce courage, pour ce démenti cinglant au grand Oscar Wilde, qui a lâché, un jour d’humour noir : "Appuyez-vous sur vos principes : ils finiront bien par céder."

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Yannik Chauvin
Docteur en droit, écrivain, compositeur

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