Paul Sugy : « L’antispécisme est une posture extrémiste, une radicalisation du combat pour la libération animale »
Le journaliste Paul Sugy vient de publier L'Extinction de l'homme : le projet fou des antispécistes, dans lequel il propose une réflexion sur l'antispécisme.
Au micro de Boulevard Voltaire, il revient sur l'origine et les enjeux du développement et de la vulgarisation de cette idéologie qui ne concerne pas « qu'une poignée d'illuminés ».
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Vous publiez L’Extinction de l’homme aux Éditions Tallandier. Ce livre traite de l’antispécisme. Ce sujet est généralement vu comme un sujet marginal. Vous faites découvrir aux lecteurs que ce sujet est idéologique et assez profond.
J’aimerais vous dire que l’antispécisme ne concerne qu’une poignée d’illuminés. Force est de reconnaître que ce sujet monte. La publication du livre d’Aymeric Caron avait fait monter en flèche les recherches Google sur le mot « antispéciste ». Il y a donc eu une vulgarisation des thèses antispécistes. C’est, d’ailleurs, ce que j’ai observé en faisant des recherches autour de ce sujet. Ce sujet était très universitaire, très intello et un peu perché. Ce sujet est de plus en plus réapproprié de manière plus populaire, notamment par des militants et par des responsables politiques. C’est l’indice d’une vulgarisation de l’antispécisme.
Par ailleurs, je crois que l’on vit un moment très important dans la prise en compte des intérêts des animaux dans notre société. Cette considération existe depuis un siècle et demi. Depuis ce jour, nous avons cessé de renforcer la protection des animaux dans notre droit. Aujourd’hui, nous sommes à un point de bascule. Ce sujet est de plus en plus préoccupant sur le plan politique. Nous avons vu le succès du Parti animaliste aux élections européennes. Il y a une sorte de nébuleuse avec un continuum de positions qui va du simple respect du bien-être animal à ceux qui vont adopter personnellement un mode vie vegan, parce qu’ils considèrent à titre personnel que ce n’est pas moral ou que c’est choquant de manger des animaux.
L’antispécisme, c’est considérer que les espèces n’existent pas sur le plan moral. Il n’y a pas de frontière entre l’humain et l’animal et la prise en compte des intérêts des humains doit être identique à celle des animaux. On voit bien que c’est une radicalisation du combat pour la libération animale. C’est une posture extrémiste. On voit que dans la cause animale, les positions ont tendance à se radicaliser, y compris dans les propositions, puisque de nombreux militants réclament que l’animal ait une personnalité juridique et des droits, voire même une citoyenneté. On comprend bien que l’on vit un point de bascule dans la cause animaliste.
Les antispécistes veulent-ils rabaisser l’homme au rang d’animal ?
Si vous leur posez la question en ces termes, ils ne seront évidemment pas d’accord. L’antispécisme se résume très simplement à la volonté de ne pas prendre en compte le critère de l’espèce pour établir des discriminations. Dans leur esprit, il s’agit de donner davantage de droits aux animaux, mais sans en ôter à l’homme. Or, je montre dans ce livre L’Extinction de l’homme que ce parti pris est faux au sens où on ne peut pas accorder plus de considération aux animaux sans remettre en cause la vision que l’on se fait de l’homme. Je considère que le débat autour du véganisme et les mouvements d’interdiction de certaines pratiques dans la chasse et dans l’élevage sont presque secondaires, par rapport à la grande question intellectuelle à laquelle nous sommes appelés à répondre : qu’est-ce que l’homme ? Qu’est-ce que l’animal par rapport à l’homme ? Quelles doivent être les relations justes entre les deux ?
À ces questions, je crois que la position antispéciste répond en dépréciant ce qu’est l’homme, plus précisément en le considérant à l’aune de son individualité biologique. Les antispécistes regardent l’homme et l’animal comme des êtres sentients capables de souffrir et d’exprimer leurs émotions et leurs réactions par rapport à cette souffrance. L’homme est, bien sûr, beaucoup plus que cela. L’homme est capable d’humaniser cette souffrance, notamment par sa vie morale, artistique et spirituelle. Il est capable d’en faire parfois même un sacrifice, d’accomplir son humanité à travers la souffrance et à travers sa mort, ce que l’animal est incapable de faire. C’est pour cette raison que la mort de l’animal a beaucoup moins de sens que celle de l’homme. Le fait que l’homme consomme, prélève l’animal sur la nature peut donner un sens à la vie animale. Les antispécistes disent que la mort d’un cochon d’élevage est une mort gratuite. Le cochon ou n’importe quel autre animal de ferme qui sert à nourrir les hommes a justement une mort qui est tout sauf gratuite puisqu’elle est mise au service de la cause humaine. Il faut comprendre que c’est d’abord un débat intellectuel qui questionne les hommes. L’antispécisme et certains phénomènes nouveaux ne sont rien à l’échelle de notre civilisation. En revanche, la question et le doute sont beaucoup plus anciens. Cela fait plusieurs siècles que nous sommes de moins en moins capables de répondre à la question : qui sommes-nous ?
C’est de ce doute existentiel que découlent ensuite toutes les positions radicales de l’antispécisme.
Finalement, le véganisme et tous ces sujets ne seraient-ils pas que des effets de mode assez volatiles ? En parlant de projet d’extinction de l’homme, est-ce que vous n’en faites pas des caisses pour donner de l’eau à votre moulin ?
L’extinction de l’homme est à entendre au sens métaphorique. Les militants qui prônent une extinction réelle de l’humanité sont heureusement très peu nombreux, mais malheureusement, cela existe. Ce qu’on appelle l’écologie profonde, c’est un courant particulier né à la fin du XXe siècle et dont les tenants les plus extrémistes vont jusqu’à prôner un suicide collectif de l’espèce pour laisser la nature reprendre ses droits. L’extinction de l’homme est l’idée que l’antispécisme entend abolir l’idée d’humanité. Notre civilisation est encore aujourd’hui fondée sur l’idée que la vie humaine est sacrée et, par conséquent, doit être protégée à tout prix. La crise sanitaire que nous avons traversée avait consacré cette expression : quoi qu’il en coûte.
Nous devons protéger la santé des personnes humaines quoi qu’il en coûte. Or, décréter que la vie humaine n’a pas de prix, c’est bien sûr établir une distance radicale entre l’homme et tout le reste du vivant. Dès l’instant que l’on veut justement dire qu’il n’y a plus qu’une différence de degré et pas de nature entre les humains et les animaux, on remet en cause cette différence, à tel point que l’on prône l’extinction de l’humanité comme catégorie à part. C’est l’abolition des frontières. Ce n’est pas un phénomène nouveau.
Vous allez peut-être me dire que l’antispécisme est un sujet relativement neuf et, donc, que j’en fais un peu des caisses en disant « attention, c’est un sujet dangereux et il faut le prendre en compte ». Mais je crois que l’on a plutôt péché dans le camp conservateur par absence de méfiance. Lorsqu’on a vu quelques illuminés, il y a une cinquantaine d’années, dans les facs françaises puis américaines dire « la sexualité n’est qu’une construction sociale, il n’y a pas de différence réelle entre les sexes, ce ne sont que des artifices qui se transmettent dans l’éducation ».
Le seul constat qui s’impose, c’est qu’aujourd’hui, ils ont triomphé et toutes leurs idées ont gagné. On ne se pose plus la question de la légitimité de leur concept, mais de la façon de les appliquer dans le champ politique.
Vous avez acté le début de l’antispécisme avec une innovation de tout ce qu’il n’y a pas de naturel.
C’est à partir de la synthétisation de la vitamine B12 que nous avons pu faire en sorte que le corps humain puisse se passer, s’il le désirait, de protéine animale. Devenir antispéciste n’est possible que par la technique et que par la science. On s’imagine souvent que les antispécistes sont des espèces de hippies et d’écolos qui veulent être au plus près de la nature. En réalité, il y a toute une techno-science au service de cette idéologie.
Le végétarisme a toujours existé dans l’histoire de l’humanité. Depuis que l’on s’est intéressé d’un peu plus près à la question de la nutrition, on se rend compte qu’un régime totalement vegan qui exclut toutes denrées d’origine animale dans l’alimentation produit nécessairement une carence en vitamine B12. On sait synthétiser cette vitamine depuis plusieurs dizaines d’années en laboratoire. La plupart des vegans qui veulent avoir un mode de vie sain et durable ont une compensation en vitamine B12. Effectivement, peut-être plus encore que d’autres régimes alimentaires, ils s’abandonnent à la techno-science et à l’industrie chimique pour avoir un régime sain.
L’antispécisme ne peut aller de pair qu’avec un réel progrès technologique. On ne peut pas aller au bout de notre prétention à prôner la rédemption de l’humanité et de l’univers. L’antispécisme, c’est abolir toutes les souffrances et peut-être mettre un jour fin à la prédation et empêcher le méchant loup de manger la chèvre de monsieur Seguin.
Il y a un projet presque démiurgique extrêmement ample au plan moral. Cela ne peut aller de pair qu’avec une augmentation de la puissance d’agir de l’homme. En cela, l’antispécisme n’est pas du tout écologique. Au contraire, il veut renforcer l’artificialisation de la nature pour que nous soyons en mesure de déployer encore plus qu’avant notre bras justicier à travers le vivant.
Je vais aller encore un peu plus loin. À grande échelle, demain, nous serons probablement capables de produire de la viande de synthèse, fabriquée in vitro à partir de cellules souches que l’on fait se développer en laboratoire, sans avoir à tuer des animaux pour ce faire. Ce marché-là représente d’ores et déjà des milliards de dollars. Il y a des investisseurs dans tous les endroits un peu en avant sur la technologie, je pense notamment à des start-up israéliennes, françaises et aussi dans la Silicon Valley californienne où on investit déjà des milliards et des milliards dans la recherche de cette technologie. Par conséquent, il y a une alliance entre le progressisme technologique et le progressisme moral qui, à la façon du transhumanisme, cherche à augmenter la puissance d’agir de l’homme en même temps qu’augmenter sa puissance morale. La fin, c’est l’homme-dieu qui se contemple dans un miroir et qui essaie de se dire « j’ai rendu ce monde un peu plus juste que je ne l’ai trouvé ».
Seulement, je déplore que l’on prenne d’abord en compassion nos frères les animaux plutôt que de se soucier d’abord des problèmes de l’humanité. L’une des démonstrations que je fais dans ce livre, c’est qu’il ne sera pas possible, demain, de donner plus de droits aux animaux ou de prendre davantage en compte leurs intérêts sans, à un moment ou un autre, grignoter sur ceux des humains. Je prends un exemple très concret : le livre Zoopolis réfléchit à une zoopolitique, une politique en faveur des animaux, et imagine que demain on leur accorde la citoyenneté. Vous n’êtes pas sans savoir que la citoyenneté telle que nous la concevons en Occident va de pair avec un certain nombre de droits qui vont jusqu’à la garantie de l’État-providence, d’une solidarité entre nous qui fait que lorsque vous tombez malade, c’est d’abord l’État qui va prendre en compte vos coûts. Faudra-t-il, demain, inventer une assurance maladie pour les animaux ? Si oui, cela voudrait dire que l’argent que l’on mettra pour la santé des animaux, on le prélèvera ailleurs. Nous n’avons pas de moyens illimités. On peut décider de donner plus de droits et plus de valeurs à la vie animale, mais à un moment donné, il faudra renoncer nous-mêmes à une part de notre jouissance du monde. Dans ces cas-là, quelle limite mettrons-nous ?
Les antispécistes ne se posent même pas la question. Pour eux, l’idée même de limite leur est inconcevable. Il y a une forme d’illimitation dans leurs ambitions et leurs prétentions. C’est cela qui fait que nous sommes davantage face à un courant très abstrait et intellectuel plutôt qu’à une proposition politique sérieuse.
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