Jean-François Chemain a été professeur d'histoire en banlieue.  De cette expérience, il a tiré, en 2011, un livre : Kiffe la France (Éditions Via Romana). Il vient de publier aux Éditions Artège Ces idées chrétiennes qui ont bouleversé le monde. Réagissant à la proposition d'Éric Piolle de supprimer les jours chômés religieux, il analyse la situation paradoxale du christianisme en France et met en garde : « Effacer toute trace de la religion qui a fondé nos libertés ne contribuera pas à conforter celles-ci. » Conversation avec un acteur de l'éducation.

Gabrielle Cluzel. Après la polémique sur l'absentéisme à l'école le jour de l'aïd - situation à laquelle vous avez été vous-même confronté lorsque vous étiez enseignant -, Éric Piolle, maire de Grenoble EELV, a fait une proposition : retirer les jours chômés religieux (en l'occurrence chrétiens) pour les remplacer par de grandes dates laïques. Une solution pour mettre tout le monde d'accord, selon vous ?

Jean-François Chemain. L’idée d’Éric Piolle, venue, si j’ai bien compris sa biographie dans Wikipédia, des milieux cathos de gauche, est d’une imbécillité abyssale, par rapport même aux idées démocratiques et laïques dont il se veut l’ardent défenseur. La laïcité n’est pas religieusement neutre, elle est chrétienne, catholique même. Elle marque l’aboutissement, ou au moins une étape, d’un long processus de coopération/concurrence entre l’État français, longtemps royal, et l’Église catholique. Les différents paliers en ont été le gallicanisme, l’absolutisme, la forme française du despotisme éclairé que fut la Révolution et sa Constitution civile du clergé, reprise par le concordat de 1801. L’exigence d’une séparation de l’État et de l’Église émane d’abord des milieux catholiques ultramontains, derrière Lamennais, dès les années 1820, afin de rendre à cette dernière la liberté que lui avait confisquée la fonctionnarisation napoléonienne.

Et pourquoi l’État, même royal, a-t-il toujours voulu mettre la main sur l’Église ? Parce que, contrairement à la légende noire qu’il en a lui-même favorisée, celle-ci a toujours contesté sa toute-puissance, au nom des droits sacrés d’un Homme créé par Dieu à Son image, et d’une morale évangélique vers laquelle il était censé tendre et faire tendre ses sujets. D’ailleurs, malgré qu’il en ait, l’État républicain laïque a aujourd’hui abandonné l’essentiel de ses prérogatives traditionnelles, qu’elles soient « régaliennes » ou « providentielles », au profit de la prétention de sanctifier ses sujets. Condamner pénalement les « phobies », c’est bien vouloir imposer l’amour du prochain.

On se trouve donc dans ce paradoxe d’un État qui se prend pour l’Église, ayant progressivement récupéré ses missions traditionnelles de gouvernement, d’enseignement et de sanctification (les tria munera), et prétend ne rien devoir au christianisme. Voilà pour la vérité.

Maintenant, si on veut regarder les choses sous l’angle de l’utilité, force est de constater qu’un juste équilibre entre l’État et l’Église a été la condition de l’émergence des libertés. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder une carte de celles-ci, qui n’ont prospéré que dans les espaces marqués par le christianisme occidental - catholicisme et protestantismes. N’en déplaise, encore une fois, aux gardiens de la « légende noire » de l’Église. Effacer toute trace de la religion qui a fondé nos libertés ne contribuera pas à les conforter.

G. C. Dans votre dernier livre, Ces idées chrétiennes qui ont bouleversé le monde, vous faites l'inventaire de tout ce que le christianisme a apporté à notre civilisation... et, notamment, la culpabilité et le pardon. Or, aujourd'hui, parce que le monde chrétien est à peu près le seul à mettre ces vertus en œuvre - l'ange faisant la bête, avec l'orgueil de celui qui veut être le plus humble ? -,  celles-ci conduisent à son procès permanent à et son invisibilisation. Le christianisme est-il devenu le chien qui se mord la queue ?

J.-F. C. : On doit effectivement au christianisme une libération progressive de la personne, qui a contribué à l’émancipation des esclaves, des femmes, de la science, de l’économie… cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, il y a eu des tâtonnements, des hésitations, des retours en arrière, dont aujourd’hui, bien sûr, on fait reproche à l’Église, et plus généralement à la religion chrétienne, sans voir qu’elles en ont été les moteurs bien plus que les freins. Cette libération a permis à la chrétienté de dépasser techniquement les autres civilisations et d’imposer son modèle à l’univers entier, parfois pacifiquement, par le commerce ou les missionnaires, mais aussi trop souvent par la violence, avec la colonisation. Les autres civilisations l’ont alors crainte, respectée, imitée, comme jadis les peuples conquis par Rome.

Mais le christianisme comporte une différence de taille avec les religions de tous les autres peuples conquérants, à commencer par l’islam des Arabes et des Turcs : la capacité à pardonner et à demander pardon. Les peuples chrétiens ont totalement oublié que, pendant mille ans (de 729 à 1683), l’Europe avait été une petite forteresse assiégée par les musulmans, au prix de la vie ou de la liberté de millions de chrétiens. Et ils se sont à l’inverse persuadés, et laissés persuader, de leur intrinsèque culpabilité dans ce qu’on leur présente comme un crime imprescriptible dont ils auraient eu le monopole dans l’Histoire. Or, le seul monopole des chrétiens, c’est celui du pardon, demandé et accordé !

Il y a quelque chose d’à la fois sinistre et comique d’assister à l’incessant procès de l’Occident chrétien par ceux qui lui ont fait bien pire mais ne demandent jamais pardon et ne pardonnent jamais. La repentance ne saurait alors qu’être un tonneau des Danaïdes, aussi injuste qu’inutile.

G. C. Dans votre livre, vous vous demandez  aussi si la chrétienté, qui ne fait qu'un pour vous avec la vieille Europe, ne va pas mourir après avoir accompli sa mission d'ensemencement du monde. Mais la « décivilisation » en marche évoquée récemment par le président de la République, dont la trajectoire semble étrangement similaire à celle du déclin du christianisme, ne prouve-t-elle pas que cette semence ne peut survivre à son semeur ?

J.-F. C. On peut effectivement se demander – Eugénie Bastié, dans l’excellente recension qu’elle a faite de mon livre pour Le Figaro Histoire, appelle cela un « dilemme vertigineux » - si la réussite même du projet occidental d’étendre sa civilisation au monde entier ne va pas entraîner sa disparition, sa dilution dans l’universel. On voit la morale évangélique à l’œuvre dans l’accueil impavide de la submersion migratoire, avec la bénédiction vaticane. Ou encore dans l’obsession de « dialoguer » fraternellement avec un islam en passe de devenir la première religion pratiquée en Europe, comme si l’amour de ses ennemis pouvait être imposé à un peuple, une civilisation. Ou, toujours, dans une frénésie de repentance à sens unique, qui culmine avec le wokisme, mais a commencé avec la demande de pardon de Jean-Paul II pour un esclavage dont les chrétiens n’ont certes pas eu le monopole et ont même été largement victimes. « Grain de blé qui tombe en terre, si tu ne meurs pas… », chante-t-on dans certaines messes : l’Europe doit-elle mourir pour aller jusqu’au bout de sa vocation chrétienne ?

Je ne le crois évidemment pas ! Paradoxalement, si l’essentiel de ma réflexion, livre après livre, tend à réhabiliter le rôle du christianisme, et plus particulièrement de l’Église catholique, dans la construction de notre civilisation, ma certitude est que la pérennité des libertés que celle-ci a su construire passe par un cantonnement de la morale évangélique qui ne doit pas trop déborder sur l’espace politique. En tant que chrétien, je me dois, au prix de mon propre salut, d’être charitable avec l’étranger qui frappe à ma porte. En tant que citoyen, j’ai le droit, et le devoir, de penser que mon pays ne peut accueillir toutes les misères du monde, et de contribuer à une politique qui mette fin à la submersion migratoire et à l’ensauvagement auquel elle contribue. Le vrai danger, pour la liberté, ce n’est pas une Église forte et responsable mais un État qui concurrence l’Église dans un messianisme irresponsable.

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05 juin 2023 à 17:30

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10 commentaires

  1. Pardonner Oui, mais à condition de ne pas se laisser faire pour tomber dans l’oubli, remplacé par leur Religion Woke complètement loufoque, dans laquelle ILS veulent nous remplacer, amalgamer, et l’Islam en même temps, sans qu’ils s’en aperçoivent…Quant à ceux de Confession Juive la plus ancienne, je ne sais s’ils se laisseront tous remplacer, embrigadés…Plaindre et aider celles et ceux qui sont mal dans leur sexe, n est pas leur donner tous les sacrements. C’est la grande différence. Etat plus Wokisme relayé par les Autorités, et dans un Etat dit Laïque (France) c’est le comble, une véritable imposture suprême…

  2. de 729 à 1683 !
    Non de 711 pour l’Europe avec le débarquement des arabo-berbéro-musulmans en Ibérie !
    Et même, en 719, les troupes musulmanes passaient les Pyrénées, en 721, c’était le siège de Toulouse, probable première défaite musulmane en Europe, en 725, première grande razzia de ce côté de Pyrénées dans la vallée du Rhône jusqu’à Dijon en Burgondie !
    Avant, c’est la colonisation arabe du Maghreb, les berbères chrétiens ont résisté 30 ans jusqu’à la mort de la Kahina en 703 !

  3. Le pardon institué par le Christ et transféré à ses Disciples en en effet un Sacrement qu’aucune autre religion n’imite.

  4. Attaque innombrables avec dégradations de lieux de culte chrétiens sans réelles mesures prises par l’état censé assurer la sécurité des biens et des personnes. Les actes d’agressions barbares, signes probant de la décivilisation de la France, devrait rappeler aux Chrétiens que Jésus a chassé les marchands du temple. Oui, la religion chrétienne prône le pardon mais pas dans n’importe quelles conditions ni au prix de la destruction de notre culture judéo chrétienne ….

  5. La gauche aura tant fait pour développer la détestation de la France et de ses origines. Cette détestation continue d’être enseignée à l’école.

  6. « L’État concurrence l’Église dans un messianisme irresponsable ». En effet, l’État déforme la pensée chrétienne.
    Ainsi « si on te frappe sur la joue gauche, tend la joue droite ». (Donc après un attentat sanglant, ne réagit pas, allume une bougie et attend l’autre égorgement, lance ta parole d’amour : plus jamais ça ! Ton assassin est dans le fond plus victime que toi, plus à plaindre, car cette société le malmène ; le nouvel évangile Woke avec sa nouvelle sainte parole est né).
    Cependant, on peut contester cette interprétation évangélique de la baffe ; parce qu’il n’est dit nulle part que si la distribution de gifles continue, vous devez accepter la troisième gifle. Alors que faire ? Le christ vous laisse juge à ce moment-là de la réponse, de frapper en retour par exemple. Car il a dit aime ton prochain comme toi-même, mais, et c’est un point important, il n’a pas dit « aime ton prochain plus que toi-même ! », quitte à te faire massacrer !
    De nos jours, on a l’impression que Jésus est un être uniquement doux, rempli d’un amour guimauve… C’est un tort, il aime, mais il n’aime pas que l’on se moque de lui. Il a horreur des faux-culs…

    1. Le Prochain, du reste, est la personne qui vous est proche avec un gradient allant des parents immédiats jusqu’à l’étranger en difficulté mais excluant l’assassin cimeterre à la main .

      1. C’est bien de le préciser. L’assassin n’est pas notre prochain.

      2. L’assassin est aussi notre prochain, mais nous avons le droit de nous défendre et le devoir de défendre nos proches et tous les faibles : errare humanum est, perseverare diabolicum. Le pardon est dû à celui qui s’amende et nous serons jugés à la manière dont nous avons jugé.

    2. Jesus était loin d’être un être doux mais exigeant ! Sa colère contre les marchands du temple était saine !

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