[Une prof en France] Le jackpot du bac de français

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Les lycéens français sont en train de passer les oraux du baccalauréat de français. Cet examen, qui marque la fin de leur enseignement de français dans le secondaire, est, depuis la réforme du bac, la première vraie épreuve qu'ils passent et qui les confronte à l'évaluation d'examinateurs qui ne les connaissent pas et ne font pas partie de leur établissement.

La réforme a changé les modalités de l'examen de français. Auparavant, les professeurs choisissaient les œuvres travaillées avec les élèves, d'abord avec une liberté absolue, puis dans le cadre de 4 problématiques associées à 4 « objets d'étude » assez vagues : roman, poésie, théâtre, argumentation. Avec la réforme Blanquer, les œuvres ont été imposées aux enseignants. Pour chaque objet d'étude, le professeur doit choisir parmi trois œuvres, définies par le ministère. Par exemple, pour le roman, on choisit entre Manon Lescaut de l'abbé Prévost, Sido de Colette et La Peau de Chagrin de Balzac. Évidemment, l'idéologie n'est jamais loin et certaines stratégies permettent d'inciter les enseignants à opter pour un titre plutôt que pour un autre. En « littérature d'idées », par exemple, le choix était entre un roman difficile et raisonnablement long, Gargantua de Rabelais, un livre des Caractères de La Bruyère, réduit à une cinquantaine de pages, mais écrit dans une langue exigeante, et… la Déclaration des Droits de la Femme et de la Citoyenne d'Olympe de Gouges, manifeste féministe assez pauvre de seulement 28 pages. Vous imaginez bien que beaucoup de collègues ont choisi ce dernier, en espérant que celui-là, au moins, les élèves le liraient, vu qu'il est presque plus court que ses résumés.

Devant l'inquiétude des enseignants, le ministère avait assuré que les œuvres seraient toujours « patrimoniales » et appartiendraient à ce qui peut constituer le socle de la culture générale. Nous étions évidemment méfiants, car l'enfumage et le mensonge sont depuis des décennies les deux mamelles de l'Éducation nationale.

Nous avions raison. Le programme change par quart chaque année. Pour 2024, c'est l'objet d'étude « Poésie » qui est renouvelé. Nous voyons arriver Arthur Rimbaud, avec les 22 poèmes des Cahiers de Douai, Francis Ponge avec La Rage de l'expression (vous connaissez ?) et… Mes Forêts d'Hélène Dorion. Et là, on s'interroge. Le recueil d'Hélène Dorion a été publié à l'automne 2021. Ce n'est pas à proprement parler « patrimonial ». Hélène Dorion est une poétesse québécoise née en 1958 et percevra donc les droits d'auteur liés à la vente de ses œuvres.

Un livre, en France, se vend en moyenne à 5.000 exemplaires, et « les ventes des auteurs de poésie contemporaine oscillent entre 300 et 1.000 exemplaires » (article de L'Express, 2014).

Combien d'élèves ont passé le bac de français, en 2023 ? 629.000. Ce nombre sera à peu près stable, l'an prochain. Si un tiers des professeurs choisissent ce recueil, vu qu'ils ont le choix entre trois ouvrages seulement, il se vendra donc à plus de 200.000 exemplaires, du jamais-vu dans l'univers poétique - souvenons-nous que seuls 213 exemplaires d'Alcools d'Apollinaire se sont écoulés à sa sortie…-, ce qui générera des revenus colossaux pour les éditeurs, ainsi que pour l'auteur lui-même, l'œuvre n'étant pas libre de droits, contrairement aux autres œuvres au programme.

Cela ne pose-t-il pas un problème majeur, dans le cadre d'un examen passé par des candidats encore soumis à l'obligation scolaire ? Le livre restera au programme pendant quatre ans et peut donc espérer plus de 800.000 exemplaires vendus. On aimerait savoir qui a choisi de favoriser à ce point un auteur contemporain, de lui offrir sur un plateau une telle manne financière et une telle audience, et on se prend à rêver à la porte ainsi ouverte à de sordides tractations financières lors de l'élaboration des prochains programmes. À l'heure actuelle, la seule édition existante de Mes forêts coûte 15 euros. On imagine aisément que les éditeurs scolaires vont se ruer sur le rachat des droits pour sortir au plus tôt des éditions adaptées. La nouvelle poule aux œufs d'or !

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Virginie Fontcalel
Professeur de Lettres

Vos commentaires

16 commentaires

  1. Il y aurait un grand ménage à faire au sein de ce  » mammouth » qu’est l’éducation Nationale infestée par la bien- pensance, la pensée unique, plus ça va plus ça empire, plus le désintérêt des élèves, des étudiants est grand, c’est affligeant, comme tout le reste dans cette société qui sombre dans les abysses.

  2. Ahurissant. Magouille à grande échelle organisée en toute impunité. Qui, en dehors de Mme Fontcalel évoque cette sordide affaire ?

    • Beaucoup de gens semblent idéaliser encore l’école, ce « sanctuaire » qui serait à l’abri de la marchandisation du monde…

  3. Le Français… Ce chef-d’oeuvre en péril certain. Il fut un temps que les moins de soixante ans ne peuvent connaître, celui du Lagarde & Michard, LE manuel de français. Qui l’avait lu et travaillé de la seconde à la terminale pouvait déjà prétendre à la licence de lettres modernes ! Aujourd’hui, ce serait peut-être même l’agrégation – sauf que les jurys sont dans le vent, ce « vent mauvais » (Verlaine) et que des candidats nourris au Lagarde & Michard ne leur plairaient pas. Et pourtant, que de portes ouvertes par ce manuel sur le trésor de la Littérature francophone, sur ses liens avec l’Histoire, la peinture…
    Certains élèves refusaient de le vendre aux suivants à la fin de l’année scolaire et le conservaient précieusement. C’est dire.

  4. la proletairisation de la société. Tous débiles, tous manipulables ! Plus ils nous abaisserons, plus ils se sentiront grand. Ainsi vont les minables. A quand la destitution du stagiaire incompétent de l’Elysée ? Qu’attendent le sénat et l’assemblée nationale ?

    « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais par ceux qui les regardent sans rien faire. » (Comment je vois le monde (1934) de Albert Einstein)

  5. Probablement encore une histoire de fric , alors que l’Education Nationale devrait se soucier de l’ enrichissement intellectuel de nos enfants.

  6. Ceux qui n’ont pas encore compris que nous sommes dans un monde cupide et corrompu sont dans le troupeau qui suit la carotte à coup de bâtons. Les deux… « en même temps »!…

  7. Il est fort peu probable qu’un tiers des enseignants choisisse ce livre. Il suffit d’en lire quelques extraits pour comprendre que Rimbaud, Ponge et Dorion ne jouent pas dans la même catégorie. Quel enseignant irait choisir une oeuvre qui comme tant de livres dits de poésie semble écrite avec Chat Gpt, par une inconnue à la production pléthorique qui croit, elle aussi, -ou veut nous faire croire – qu’être poéte(sse) c’est disposer des mots à la verticale , avec beaucoup de blanc autour … Comment parler aux élèves de cet « aboli bibelot d’inanité sonore » ?

    • Je n’en suis pas si sûre… Les oraux de français ont commencé dans la plupart des académies. Nous sommes plusieurs à avoir vu passer sur les listes des élèves des textes de Dorion… Certains collègues prennent de l’avance, en bons petits soldats du système !
      Cette année, Rabelais et Olympe de Gouges ne jouaient pas dans la même cour. Pourtant on voit bien plus d’Olympe de Gouges sur les listes des candidats que de « Gargantua ». Les collègues vont vers le plus facile, le plus « tendance », et il ne faut pas croire qu’ils soient tous en désaccord avec les directives du ministère ou avec l’idéologie féministo-écologico-libertaire.
      Une classe avait même plusieurs livres d’Edouard Louis sur sa liste (Eddy Bellegueule), en complément d’Olympe de Gouges. Mon fils avait à lire un livre d’Anne-Cécile Mailfert, la présidente d’Osons le Féminisme !, et aurait pu le choisir pour la deuxième partie de son oral de bac. Comme je l’ai dit, beaucoup d’enseignants sont de bons soldats…

    • Vous savez, à une époque où les rappeurs passent pour des musiciens, on peut s’attendre à tout.

  8. La dégradation date de plusieurs décennies. Tout est minoré afin que les élèves étrangers puissent s’adapter. J’ai soutenu treize jeunes, bénévolement hors associations, leurs notes étaient très flatteuses. J’ai alerté leurs parents. Deux jeunes filles courageuses titulaires d’une mention au bac, n’ont pas suivi la première année de médecine.
    Aucune illusion quant à l’avenir, le livre de Michel Desmurget LA FABRIQUE DU CRETIN DIGITAL, révèle l’impossibilité de se concentrer et donc de lire.
    De Gaulle, Pompidou et Mitterrand étaient de grands lecteurs. Ce dernier, fin lettré, ne fit rien pour endiguer la médiocrité, il fallait ne pas froisser son électorat.

  9. Bien que conservateur sur bien des sujets, et amateur de la culture traditionnelle française, je suis totalement imperméable à la poésie, qui n’est pour moi qu’un exercice de style, comme la Disparition de Georges Perec qui a fait diparaitre le « e » sur plus d’une centaine de pages, dont on admire la prouesse, mais qui ne vous apporte rien. La poésie, c’est comme l’opérette, ca ne verra pas le 22e siècle, et surtout dans ses formes les plus récentes. Surannée, désuette, les qualificatifs me manquent. Ca ne m’étonne pas que ça vienne maintenant du Quebec, où chacun semble s’emmerder l’hiver dans sa cabane de rondin, et nous inonde avec une production littéraire souvent au rabais.

  10. On n’arrête pas d’accuser Poutine d’avoir des mafieux autour de lui, Macron n’est pas mal non plus dans ce registre. Ne pas oublier les cabinets « de conseils ».

  11. Quand je pense que j’ai passé le bac de français en…. 1978.
    À l’époque j’avais déjà un bon bagage littéraire acquis au collège grâce à « Lagarde et Michard »
    En seconde et en première nous avions un nombre impressionnant de classiques à lire afin de consolider cette culture avec des études de textes approfondies et fouillées.
    À l’oral nous présentions une liste d’une 20ne de textes étudiés au lycée.
    À l’écrit nous avions 3 sujets au choix et j’avais pris la dissertation sur le théâtre. J’ai passé le CAPES lettres anglais en 1994. J’avais fait des études universitaires de langues mais aucune étude de lettres au delà de mon niveau de 1ere. Le sujet de français était une disserte sur… le théâtre et j’ai eu la même note qu’au bac : 13/20… peut on imaginer un étudiant passant des épreuves de français de CAPES en 1979 avec un niveau de français bac ????? Non seulement il n’aurait pas eu accès au concours mais surtout il se serait étalé comme une crêpe… et j’ai eu mon CAPES et j’ai enseigné le français à des terminales en lycée pro et ça s’est très bien passé. Et on ose dire que le niveau ne baisse pas ? D’ailleurs aujourd’hui pour passer le CAPES il faut un master 2 soit bac + 5…. Et le niveau est loin d’être celui attendu vu le nombre de postes à pourvoir…

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