Sabotages de Nord Stream 1 et Nord Stream 2 : à qui profite le crime ?

nord stream 2

Agatha Christie et Ian Fleming doivent se retourner dans leurs tombes. Les multiples sabotages des deux gazoducs Nord Stream 1 et Nord Stream 2 auraient fait d’excellents sujets d’enquête pour leurs héros respectifs, le détective belge Hercule Poirot ou l’agent des services secrets de Sa Majesté James Bond. On imagine déjà l’irremplaçable 007 en prise avec une somptueuse espionne russe plonger dans les eaux froides de la mer Baltique pour retirer, à la dernière minute, les charges explosives posées sur les gazoducs. Rappelez-vous Jamais plus jamais, sorti en 1983 : le sinistre chef du SPECTRE planifie, dans l’opération code « les larmes d'Allah », l’explosion d’une tête nucléaire dans les gisements de pétrole du Moyen-Orient pour en tarir la source et priver l’humanité de sa principale énergie. Aidé par la sculpturale Domino (Kim Basinger), le séduisant James (Sean Connery) arrive à contrecarrer l’opération au dernier instant et à arrêter la minuterie de la bombe avant qu’elle n’explose.

Les récentes fuites observées sur les Nord Stream 1 et Nord Stream 2 ne sont malheureusement pas une fiction cinématographique et leur issue risque d’être beaucoup moins heureuse que « les larmes d’Allah ». La très rapide perte de pression (quelques minutes) et les quantités considérables de gaz bouillonnant à la surface de la mer ne laissent aucun doute : il s’agit bien d’un sabotage à l’explosif et non d’une fuite technique, comme le laissaient supposer les premiers communiqués. Confirmées par les gardes-côtes, les fuites sont localisées au large des côtes danoises et suédoises, soit près de mille kilomètres au sud des eaux territoriales russes qui ne représentent d’ailleurs que 10 % de la longueur du gazoduc.

Rappelons que si aucun des deux gazoducs n’était opérationnel (Nord Stream 1 était fermé et Nord Stream 2 n’a jamais été mis en production), pour contrebalancer la pression extérieure de l’eau, ils étaient tous deux remplis et sous pression. Les deux gazoducs de 1.230 kilomètres et 1,20 mètre de diamètre ont ainsi rejeté dans la mer 3 milliards de mètres cubes de méthane à 70 atmosphères, soit l’équivalent de 4 millions de tonnes de gaz carbonique. Bien que significatifs, ces rejets restent faibles (1 % des émissions françaises annuelles). Ne transformons donc pas, comme certains tentent déjà de le faire, l’évènement en… catastrophe climatique.

Il ne peut s’agir d’une opération d’apprentis terroristes utilisant des bombes artisanales. Excluons donc, dès à présent, la piste islamique. Il s’agit d’une opération sous-marine d’envergure nécessitant des moyens militaires lourds (sous-marins, explosifs, ROV - robots sous-marins) et du personnel surqualifié et surentraîné. Compte tenu de la profondeur d’eau (une centaine de mètres), l’intervention de plongeurs professionnels est peu crédible. Les conditions opérationnelles plaident en faveur d’une pose d’explosif à l’aide de robots sous-marins. Ils peuvent être envoyés à partir d’un sous-marin mais aussi à partir d’un bateau de surface qui, pour l’occasion, aurait été banalisé.

À qui peut profiter ce crime sans mobile apparent ? Les Européens n’ont a priori aucune raison de saboter ce gazoduc qu’ils ont en partie financé et leur assurait avant le conflit (Nord Stream 1 seulement) un approvisionnement annuel de 55 milliards de mètres cubes (soit un tiers des importations russes qui étaient, en 2021, de 160 milliards de mètres cubes). Si les gazoducs sont surtout destinés à approvisionner l’Allemagne et que certains pays, comme les pays baltes et la Pologne, sont des adversaires résolus de la Russie, ces derniers ne peuvent se mettre à dos l’Union européenne et l’OTAN.

Réciproquement, le mobile apparent des Russes n’est pas plus évident : ils en ont financé l’autre partie, Gazprom en était l’opérateur et ils peuvent couper le débit en amont s’ils le souhaitent. Aucune nécessité opérationnelle évidente de le saboter !

En revanche, les Biélorusses et les Ukrainiens ont, quant à eux, des mobiles apparents dans la mesure où Nord Stream 1 Nord Stream 2 étaient censés réduire les débits du Yamal (traversant la Biélorussie) et surtout du Brotherhood (traversant l’Ukraine) et donc, de facto, les redevances de passage qui s’élèvent annuellement à plusieurs milliards de dollars. Toutefois, n’ayant aucun accès à la mer, la Biélorussie ne dispose pas du matériel adéquat. De surcroît, on imagine mal Loukachenko décider seul d’un tel sabotage sans l’approbation de son maître Poutine.

La situation est différente pour Zelinsky, qui continue de bénéficier de revenus substantiels de transit et qui cherche à nuire à la Russie par tous les moyens. Mais quel serait son intérêt, à moyen terme, vis-à-vis des Européens devenus ses plus proches partisans ?

Quant aux américains ils se sont toujours violemment opposés à la construction de ces gazoducs, considérant qu’ils augmenteraient de facto la dépendance européenne vis-à-vis du gaz russe. Donald Trump avait frappé d’extraterritorialité le financement du projet. Quant à Biden, initialement plus mesuré que son prédécesseur, il avait déclaré, en février dernier, que « si la Russie envahit l'Ukraine […] alors il n'y aura plus de Nord Stream 2. Nous y mettrons fin. » On pourrait donc imaginer une mesure à la fois préventive et punitive de « Sleepy Joe » craignant que, cet hiver, les Européens finissent par craquer et recommencent à importer massivement du gaz russe. Par la même occasion, les Américains sécuriseraient à moyen terme leurs exportations très lucratives de gaz naturel liquéfié vers l’Europe. Cette hypothèse est-elle pour autant crédible ? Les Américains prendraient-ils le risque de se brouiller avec leurs alliés européens de l’OTAN alors qu’ils livrent déjà à l’Europe tout le GNL possible ?

L’explication la plus souvent avancée dans les médias et sur les réseaux sociaux serait celle d’une double diversion russe destinée à brouiller les cartes et à détourner les Européens de la vision calamiteuse de ces dizaines de milliers de jeunes fuyant leur pays pour éviter la conscription décrétée par le maître du Kremlin mais aussi à justifier sans en prendre officiellement la responsabilité de l’arrêt complet des exportations vers l’Allemagne. À la fois grands manipulateurs et adeptes de la « politique de la terre brûlée », une telle explication colle assez bien avec la mentalité russe. Assez tordue, est-elle pour autant plus vraisemblable que les autres ?

Car, dans l’immédiat, les fuites géantes laissent à penser que les dommages sont très importants et que les réparations pourraient prendre plusieurs mois. Sauf découverte heureuse au cours des futures inspections, les deux gazoducs ne seront pas opérationnels cet hiver, ce qui rend de plus en plus critique la situation allemande, privée de 40 % de son approvisionnement gazier. Dans l’hypothèse d’un sabotage russe, Poutine chercherait aussi à mettre à bas une fragile solidarité européenne. Vantée par les politiques, elle est loin d’être partagée par les populations.

Soyons honnêtes, difficile de réellement savoir, aujourd’hui, à qui profite le crime. Une seule chose est certaine : le coupable recherche la politique du pire !

Cet article a été mis à jour pour la dernière fois le 03/10/2022 à 7:30.
Philippe Charlez
Philippe Charlez
Chroniqueur à BV, ingénieur des Mines de l'École polytechnique de Mons (Belgique), docteur en physique de l'Institut de physique du globe de Paris, enseignant, expert énergies à l’institut Sapiens

Vos commentaires

38 commentaires

  1. Vous vous posez la question ? Condoleezza Rice expliquait il y a huit ans que la tâche principale des États-Unis était d’éliminer la Russie en tant que concurrent sur le marché du gaz.

    « Je comprends que l’une des difficultés réside dans les Européens, qui dépendent fortement des approvisionnements énergétiques et des relations commerciales russes, mais eux aussi doivent reconnaître que si Poutine n’est pas arrêté maintenant, nous pourrions nous retrouver dans un véritable conflit avec la Russie plus tard.

    Maintenant, nous devons introduire des sanctions plus sévères, et je crains qu’à un moment donné, cela n’en vienne au pétrole et au gaz. On dit que les Européens vont manquer de ressources énergétiques.

    A long terme, vous voulez juste changer le modèle de dépendance énergétique. Vous voulez dépendre davantage de la plate-forme énergétique nord-américaine, des énormes réserves de pétrole et de gaz que nous trouvons en Amérique du Nord, vous voulez des pipelines qui ne passent pas par l’Ukraine et la Russie. »

    Le seul moyen pour les États-Unis de vendre leur gaz à l’Europe reste la perturbation des approvisionnements en gaz russe vers l’UE via l’Ukraine, pour laquelle le Maïdan a été lancé.

    Et aujourd’hui, détruire le moteur économique de l’Europe : l’Allemagne.

    L’obsession Yankee : détruire les concurrents, les adversaires, les potentiels ennemis pour rester au sommet de la chaîne géopolitologue avec un monde unipolaire.

  2. Je pense pour ma part que les responsables se situent de l’autre côté de l’atlantique , d’ailleurs les déclarations de biden devraient suffire à les désigner , sans compter qu’ils y ont intérêt avec leur GNL .

  3. Pour moi, pas de doute possible, ce sont les états-unis qui sont coupables : ils étaient contre ces gazoducs, ils ont beaucoup de gaz de schiste à vendre aux européens et veulent couper définitivement le lien Russie-Allemagne. Ils ont bien été capables de propagande lors du conflit avec l’Irak. Poutine me parait beaucoup plus franc et moins hypocrite (la preuve : la transformation d’une guerre de territoire en guerre civilisationnelle anti-décadence, ce qui est la vérité vraie. Le véritable ennemi n’est pas l’Ukraine (qui sert simplement de chair à canon), mais le wokisme décadent imposé par les mondialistes avec l’aide de la CIA.

  4. L’œuvre de service secrets américains !
    Donc ça profite d’abord aux USA…
    À ses amis producteurs du Golfe…
    Et ironiquement à son ennemi la Chine, et à d’autres pays fondamentalement anti USA !

  5. C’est souvent l’explication la plus simple qui se révèle être la bonne.
    Je mise tout sur les USA.
    Pour ce qui est des déserteurs russes dont on nous rebat les oreilles, je vous signale qu’il s’agit en énorme majorité de binationaux qui retourne tout simplement chez « papa maman » pour éviter la conscription (russes pour faire de la garbure…), on a les mêmes en France.
    C’est d’autant plus évident que le centre de la croix rouge dans lequel j’interviens n’a absolument aucun réfugié Russe à aider.

  6. Je pense que seuls la Russie et les Etas unis savent qui est le responsable, ils sont les seuls a avoir les moyens de le faire, tant que des preuves ne ne feront pas surface nous ne saurons pas, toujours est’il que les russes esperent surement reprendre les livraisons quand les choses iront mieux, donc ce serait se tirer une balle dans le pied.

  7. Oui difficile de prouver quoi que ce soit. Mais l’auteur oublie que les Russes ont une énorme base militaire sur la Baltique : Kaliningrad à 50 km des Nord Stream. C’est quand même plus facile pour eux…On voit par ailleurs qu’ils ne reculent devant rien… Le pouvoir se rêve encore dans l’URSS

  8. Le silence des bien-pensants macronistes et de la presse aux ordres me laisse à penser que les USA sont impliqués, sinon coupables. Car le commencement du début du soupçon qui viserait la Russie dans cette affaire, donnerait lieu à un concert d’indignation, d’imprécations, et de condamnations. Par ailleurs, maintenant que les deux gazoducs sont inopérants, les pays européens, surtout l’Allemagne qui a eu la riche idée de fermer ses centrales nucléaires, vont se tourner comme un seul homme vers le gaz de schiste américain. L’Union européenne sera ainsi, encore un peu plus, le valet des USA, pour la grande satisfaction de Mme Van der Leyen.

  9. Soyons sérieux: le seul pays qui dispose des moyens, des hommes (100m n’est rien pour des Navy Seals entraînés) et surtout des raisons de détruire les deux Nord Streams est les Etats-Unis. A court et à moyen terme, la fin des liens énergétiques entre l’Allemagne (mais pas que) et la Russie sécurise la vente de GNL américain a l’Europe, et à long terme, la rupture interdira pour longtemps tout rapprochement de l’Allemagne et de la Russie, ce qui est un objectif géostratégique majeur et constant des EU. Aucune enquête ne révélera la vérité, et sans aucune raison objective, les plus lourds soupçons pèseront sur la Russie.

  10. N’oublions pas les « preuves » des moyens de destruction massive irakiens présentées par Powell pour justifier l’invasion de l’Irak … ET les Anglais les ont soutenus . Pas les Français .

  11. Je sais que les Russes sont réputés joueurs d’échecs , mais je ne crois pas qu’ils feraient une telle opération alors qu’ils ont le robinet chez eux ; et qu’il est facile de le fermer . Quant aux Américains , que faisait un de leurs navires dans ce secteur de la Baltique quelques temps auparavant ? Ils ont les moyens d’organiser ce sabotage qui leur profite car ils vendent leur gaz de schiste aux imbéciles Européens qui se laissent mener par le bout du nez ! CQFD …

  12. A qui le crime profite. Pas à la Russie qui à les vannes nécessaire pour isoler les gazoducs et le rouvrir en un clin d’œil. Mais un tout petit peu de mémoire, qui refusait la construction de Nort Stream 2, qui disait de ne plus acheter de gaz à la Russie, cette seul réponse désigne le coupable. Chaque semaine une sanction à tout les intervenants sur la construction, accuser la Russie, çà ne manque pas d’air. Démarrer des centrales à charbon, transiter du gaz à travers l’atlantique, voilà qui vas « sauver » la planète.

  13. Je reprends mon commentaire. On connait la catastrophe survenue sur un gazoduc du Golfe du Mexique. La différence, c’est qu’ici on est en plein coeur de zones habitées au sein de l’Europe et outre un incendie important, une explosion créerait une onde de choc et un tsunami bien supérieur à Fukushima qui se propagerait en Baltique et n’épargnerait pas Saint Pétersbourg (ce qui suffit à exonérer les Russes) et les pays Baltes. Je crois que l’on a ici un petit aperçu de la guerre des pipelines qui se déroule en sous-main et pas seulement dans les pays du Golfe.

  14. Quel que soit le saboteur, je ne peux m’empêcher de penser que si l’hiver est rude et que les européens ne peuvent se chauffer, les populations risquent fort de descendre dans la rue pour se réchauffer en secouant quelque peu des dirigeants boucs émissaires de la situation. Ce qui ne manquerait pas de réjouir Poutine, et n’oublions pas que chaque fois que la Russie a été mise gravement en danger, par Napoléon ou Hitler, elle a été sauvée par les rigueurs hivernales…

  15. Et s’il s’agissait d’un entraînement organisé par les russes eux mêmes sur ces conduites Nord Stream, via des engins explosifs mis en place puis déclenchés à distance ? Entraînement en vue d’appliquer la même méthode prochainement sur les câbles téléphoniques et internet sous marins, ce qui serait catastrophique. Pour mémoire un navire « océanographique » russe a suivi le tracé de ces câbles entre l’Irlande et les Etats Unis en août 2021 et il faut espérer que l’on s’est préoccupé de cette initiative.

    • Si les cables transatlantiques USA-Europe étaient coupés, pour ma part je m’en réjouirais. Le porno et la propagande woke qui viennent des USA seraient partiellement endigués.

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