[POINT DE VUE] L’addiction, stade suprême du capitalisme

drogue

Bienvenue dans Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley, le nôtre désormais, où la cohésion sociale est assurée par le soma, une drogue de synthèse qui plonge les hommes dans un état d’hébétude. Soit l’Occident en 2023 !

L’homme moderne est un cocktail d’addictions. L’addiction, c’est même sa définition la plus chimiquement pure et concise. Homo toxicus, Homo adipus, Homo addictus. Aux écrans, aux jeux d’argent, aux glucides, à la « globésité », aux TOC, à TikTok, au Mac, aux Big Mac, aux réseaux sociaux, aux drogues dures, molles, naturelles ou synthétiques. Dans un livre non encore traduit, L’Âge de l’addiction, David Courtwright, un historien américain incollable sur les passions et les poisons, a retracé l’histoire de nos toxicodépendances.

Il a commencé sa quête lorsqu’il s’est rendu compte, au début des années 2010, que certains de ses étudiants, plutôt des garçons, joueurs compulsifs, séchaient les cours et voyaient leurs notes dégringoler parce qu’ils passaient le plus clair de leur temps devant World of Warcraft, un jeu vidéo de type médiéval-fantastique. Ils vivaient littéralement à travers leur écran nuit et jour comme des zombies. La seule chose qui les rattachait encore au monde « réel » était le meilleur allié du diabète, indispensable adjuvant des joueurs en ligne : des canettes de soda à portée de main. La canette est devenue, pour David Courtwright, le symbole de la dépendance.

En 2013, il tombe sur le cas d’une Néo-Zélandaise qui faisait la une des journaux de son pays parce qu’elle buvait quotidiennement environ dix litres de Coca-Cola™ jusqu’au jour où, édentée, elle est prématurément décédée d’un arrêt cardiaque.

En 2015, c’est un garçon de 19 ans, originaire de la province chinoise du Jiangsu, qui attire son attention : le jeune homme venait de se trancher la main pour guérir sa dépendance à Internet. En Chine, où il y a des camps de redressement pour à peu près tout, il y en a aussi pour « soigner » la dépendance des adolescents accro aux jeux vidéo. En France, on se contente d’organiser des stages de désintoxication numérique. Mais l’esprit est le même : il s’agit de soigner nos dépendances. Qu’est-ce qu’une dépendance ? Une habitude qui s’est transformée en mauvaise habitude.

Doper la dopamine

Alors, comment en est-on arrivé là ? C’est là que les analyses de David Courtwright sont passionnantes. Il émet l’hypothèse d’un capitalisme de nouvelle génération, qu’il appelle le « capitalisme limbique », du nom de notre système limbique : la zone émotionnelle de notre cerveau qui gère nos affects comme la peur, l’agressivité et, plus encore, l’économie du plaisir-déplaisir. C’est elle qui stimule la production de dopamine, la molécule associée à la sensation de satisfaction. C’est ce système de récompenses hormonales qui a permis à notre espèce de prospérer en gratifiant les comportements adaptés (boire, manger, se reproduire, etc.).

Le capitalisme limbique est un modèle d’ingénierie sociale qui mêle le conditionnement publicitaire, le neuromarketing de l’offre, le contrôle par les algorithmes et la stimulation de l’« hormone du bonheur ». Son produit dopant ? La dopamine. Cette économie de l’addiction ressemble à un piège évolutif, détournant à son profit un système archaïque de gratifications du cerveau.

Les travaux de David Courtwright rejoignent ceux de Michel Gandilhon. Lui est un Français qui travaille à l’Observatoire des criminalités internationales. Il publie, ces jours-ci, Drugstore. Drogues illicites et trafics en France aux Éditions du Cerf. Le drugstore de Michel Gandilhon n’a rien à voir avec ces commerces à la mode dans les années 1970. Son drugstore, c’est un grand magasin de drogues à l’échelle de la planète. Se rappelant les analyses de Marx et de Guy Debord, il décrit notre monde « comme une immense accumulation de drogues », que légitiment la sociologie progressiste et sa culture de l’excuse. Car, comme le dit l’inénarrable Geoffroy de Lagasnerie, « excuser, c’est un beau programme de gauche ». Ce philosophe et sociologue de gauche radicale, il faudrait l’encadrer : c’est, à lui seul, une mise à jour du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert.

La drogue, nouvel opium du peuple

La consommation de masse est un phénomène nouveau. C’est vrai de la drogue comme du reste. Certes, il y a eu des morphinomanes avant la Première Guerre mondiale ; des cocaïnomanes et des héroïnomanes dans l’entre-deux-guerres, mais c’était l’apanage d’une avant-garde artistique. De rituelle et occasionnelle, la drogue est ainsi devenue usuelle.

Il y a, en France, 18 millions de personnes qui ont consommé au moins une fois dans leur vie du cannabis, 5 millions au moins une fois par an et 900.000 chaque jour. On compte 2,1 millions de Français qui ont expérimenté la cocaïne, et près de 2 millions l’ecstasy. L’analyse des eaux usées montre que la cocaïne et l’ecstasy se consomment principalement les week-ends.

Depuis 2018, le trafic de stupéfiants est intégré dans le calcul du PIB. C’est dire si les pouvoirs publics ne sont pas près de l’éradiquer. D’autant que l’économie de la drogue a adopté tous les leviers de la société marchande : ubérisation des trafics, maritimisation, conteneurisation et externalisation des convoyages, livraison à domicile, recours aux dealers « Kleenex™ » (à la journée), féminisation des revendeurs, blanchiment au détail, en gros et demi-gros, depuis les kebabs jusqu’aux institutions financières de Dubaï.

Dieu sait si on a entendu le mot de l'écrivain Antoine Blondin : « On ne trinque pas avec une seringue ! » On se contente de trinquer, au sens le plus intransitif du verbe, c’est-à-dire de subir des désagréments. Alors, l’addiction, stade suprême du capitalisme et nouvel opium du peuple ? Apparemment. Ici aussi, Marx et Lénine ont donc perdu la guerre.

François Bousquet
François Bousquet
Rédacteur en chef d’Éléments et directeur de la Nouvelle Librairie

Vos commentaires

14 commentaires

  1. « . Alors, l’addiction, stade suprême du capitalisme et nouvel opium du peuple ? » Apparemment, soit vous n’avez rien compris, soit vous faites semblant. L’addiction n’a rien à voir avec le capitalisme (sauf l’addiction au fric, apanage des très riches), mais beaucoup avec le socialisme et il est le socle du totalitarisme. Il est curieux que vous partiez du « meilleur des mondes » pour aboutir au capitalisme, qui est son antithèse. Alors « . Ici aussi, Marx et Lénine ont donc perdu la guerre. » De quoi rigoler (jaune) alors que leurs rejetons triomphent dans tous les domaines, y compris le gouvernement des hommes.

  2. « À mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation. Le dictateur fera bien d’encourager cette liberté-là. Conjointement avec la liberté de se livrer au songe en plein jour sous l’influence des drogues, du cinéma et de la radio, elle contribuera à réconcilier ses sujets avec la servitude qui sera leur sort. » (A. Huxley – 1932)

  3. L’interdiction des stupéfiants n’a aucun effet : de très nombreux Français la bravent chaque jour, y compris dans les « élites ». Elle coûte cher par les moyens policiers, douaniers et judiciaires qu’elle impose sans réelle efficacité. Elle engendre une délinquance considérable par le nombre des personnes qu’elle implique (environ 240000) et la gravité des procédés utilisés (cf. les règlements de comptes sur la voie publique). Elle ne rapporte rien à l’Etat puisque le commerce des stupéfiants n’est pas assujetti à la TVA et que les profits qui lui sont liés ne sont pas taxés. Nous devrions réfléchir à la totale libération de ce commerce, aussi bien pour les drogues dures que pour les autres. Nous devrions en effet admettre que la consommation de stupéfiants est, parmi d’autres, un moyen de la sélection naturelle : la vie ne doit selon moi être protégée qu’au profit de ses candidats. Cette libération engendrerait peut-être une petite délinquance chez les consommateurs en manque d’argent (bien qu’elle ferait substantiellement baisser les prix), mais plus facile à « suivre » et donc à maîtriser.

    • Vos propos témoignent d’un bel ultraliberalisme. Je suppose que vous êtes aussi partisan de la suppression totale de nos coûteuses frontières nationales avec contrôles et oqtf visiblement inefficaces .
      Laissons faire. La nature sélectionnera les individus les plus forts. Il faudrait sûrement aussi d’après vous mettre toutes les armes en vente libre. En résumé, interdisons d’ interdire et tout ira bien.

  4. Vous avez raison de dire que le stade ultime du capitalisme, c’est quand tous ses clients sont devenus dépendants : de leur réseau, de leur écran (le fameux temps de cerveau disponible), de leur porno, de leur objet transitionnel quel qu’il soit.
    Mais pour obtenir cet état de fait, le capitalisme a bien pris soin de contribuer à l’éviction du père de famille, son rôle et son autorité. C’était le père qui disait stop, qui disait non, qui structurait la limite. Parce que son indépendance à l’enfant (qu’il n’a pas porté) lui permettait d’avoir plus de distance et donc plus de facilité à s’opposer et à couper ce cordon symbiotique entre mère et enfant. En tuant le père, on a permis les sauvageons, l’explosion de l’insécurité, de la perte de toute verticalité qui structurait nos institutions, nos écoles, nos familles. Tout cela remplacé par cette symbiose éternelle qui, ne pouvant se poursuivre éternellement avec la mère (même si le nombre de Tanguy explose aussi), se consume dans des objets transitionnels qui sont nos jouets modernes. La voilà votre dépendance.
    En tuant le père, le capitalisme a tué la limite à la consommation. Mais il a tué aussi la limite à la violence, à la dépendance et à la drogue. Et au final, il va tuer la société toute entière, tout irresponsable et inconséquent qu’il est.

    • Je fais mien de votre raisonnement. j’y avais déjà songé mais n’avais pas su l’exprimé.

  5. Depuis 2018, le trafic de stupéfiants est intégré dans le calcul du PIB. A quand un homme (ou une femme…) politique courageux(se) pour changer cela et envoyer ainsi un signal fort : la croissance du PIB n’est pas un but en soi ! Malheureusement, la tendance actuelle serait plutôt d’inclure dans le PIB le chiffre d’affaires de la prostitution, comme dans d’autres pays européens…

  6. Excellent regard sur les dépendances des hommes contemporains.
    Dommage de lire le terme anglophone d’addiction dans le titre au lieu de dépendance ou accoutumance.

  7. Puis-je humblement préférer le mot « dépendance » à « addiction », mot transposé des États-Unis !
    Dépendance est bien français. Pourquoi recopier les Yankees ?

    • Vous pouvez avoir vos préférences. Mais l’auteur a bien raison de parler d’addiction. Le français est une langue vivante et peut s’enrichir de nouveaux mots et c’est une très bonne chose si cela permet plus de subtilité et moins de confusion. En l’occurrence c’est le cas. Une addiction est une forte dépendance. Et dépendance peut avoir d autres significations ( cuisine et dépendances…).

  8. Et oui. L’alcool c’est avec modération… Fumer est dangereux pour la santé. Mais apparemment, il y a exception pour les drogues. Pas de campagnes de sensibilisation contre le cannabis, la cocaïne, l’héroïne. C’est illégal certes. Mais vu l’ampleur de la consommation, une croisade médiatique serait nécessaire et pourtant : rien…Encore une logique typiquement Française…

    • On n’a jamais vu un fumeur braquer quelqu’un pour se procurer de quoi acheter un paquet de clopes.

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