Pauvre de moi, pauvres de nous !

Pauvre de moi, pauvres de nous !

J'abandonne tout ce que j'avais prévu. Notamment la scandaleuse contestation du prix Nobel de Peter Handke à cause de ses positions pro-serbes.

Je viens d'avoir un choc et tout ce qui est de l'écume d'aujourd'hui peut être remis à demain.

Je sors du film de Terrence Malick Une vie cachée.

C'est long - trois heures -, lourd, lent, appuyé mais c'est magnifique.

C'est une histoire vraie, un moment inconnu de la résistance au nazisme, avec une fin à tirer les larmes.

C'est la tragédie glorieuse d'une famille qui s'aime, un couple autrichien avec trois enfants. Le mari est un agriculteur qui va refuser, au nom de sa foi chrétienne et de son horreur du nazisme, de prêter le serment de fidélité à Hitler. Jusqu'au bout. Avec l'accord admirable et douloureux de son épouse déchirée mais fière.

Franz Jägerstätter, condamné à mort, sera décapité.

Pourquoi ai-je été aussi bouleversé par cette œuvre nous restituant avec grandeur une destinée ignorée, « une vie cachée », dans leur prélude heureux avant l'effrayante suite ?

Les temps tranquilles. L'harmonie et la splendeur de la nature. Les travaux des champs. Les bêtes. Les ruisseaux. L'enfance. L'amour. Les jours qui passent et ne laissent rien craindre. La lenteur est simplement celle d'existences accordées à ce rythme.

La raucité brutale de Hitler, des images de lui discourant en public et plaisantant en privé, les hurlements nazis, contraste absolu avec le monde d'avant.

Les tentatives pour convaincre Franz d'abandonner sa résolution en lui disant qu'il pouvait prêter serment mais n'en penser pas moins.

L'hostilité odieuse que les villageois lui ont manifestée ainsi qu'à son épouse, parce que les autres maris se battaient.

L'enfermement et, jusqu'au dernier moment, la tentation de signer le document libérateur, les objurgations de son avocat, l'ultime rencontre avec celle qui va le perdre mais en le soutenant. Des scènes dignes de l'antique.

Je n'ose pas avouer le fond de ma pensée ni la vérité de ma sensibilité. Car ce que j'ai retenu de cette existence plus qu'héroïque - massacrée le mois et l'année de ma naissance - est l'impression qu'elle m'a donnée de n'être rien qu'infiniment quotidien, ordinaire. Tristement humain avec des limites et des impuissances.

En effet, comment peser face à cette obstination surhumaine, quasiment inhumaine par sa roideur inflexible, avec sa constance éthique, sa certitude inébranlable d'être du côté du bien parce que le mal est à combattre et qu'on sait où il est, cette épopée discrète de courage et d'opposition, cette audace anonyme - on a beaucoup joué auprès de lui sur cette corde-là - pour se tenir debout, sans faillir, contre toutes les tendresses et douceurs de la banalité des jours ?

Pauvre de moi englué dans les peurs, les petitesses, les accommodements, les ambitions, les sinuosités, les jalousies, la gestion au jour le jour d'une existence aspirant à l'élan mais trop souvent plombée par l'appel du bas. Non pas que j'imagine, comme on pourrait parfois le concevoir pour des héroïsmes plus accessibles, quoi que ce soit de commun entre cette démonstration inouïe d'humanité et nos épisodes plus familiers ; mais il n'empêche qu'elle projette une lumière irradiante sur mes ombres, sur nos obscurités. Elle nous contraint à nous considérer tels que nous sommes.

Pauvres de nous, donc, avec notre pluriel médiocre et nos combinaisons d'épiciers pour surmonter tant bien que mal le « dur métier de vivre », confrontés à cette singularité éblouissante, inconcevable, qu'on admire mais d'une manière presque distanciée : comme si, au fond, on était heureux que ce Franz Jägerstätter ait été des nôtres mais à des années-lumière de nous.

Une conclusion douce et amère.

Sa foi l'a aidé, l'a animé, lui a permis, ainsi qu'à son épouse, de tenir, de porter au plus haut une dignité arc-boutée contre le mal, d'assumer une mort inéluctable. Mais pourquoi Dieu en qui il croyait, s'il est bienveillant et tout-puissant, a-t-il permis le surgissement de démons contre lesquels, à sa place humble, Franz a lutté et qui l'ont fait mourir ?

Cette interrogation troublante laisse toute sa place à ma respectueuse empathie pour cet homme décapité au mois d'août 1943.

Extrait de : Justice au singulier

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Philippe Bilger
Magistrat honoraire - Magistrat honoraire et président de l'Institut de la parole

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