Les gilets jaunes vus par des Français moyens
Comme Cadet Rousselle, j’ai trois amis, très différents, par l’origine, la traversée des ans et par le caractère, qui ne se connaissent pas. Un point commun : retraités de l’Éducation nationale. L’un était dans la rue en 68, l’autre regardait avec sympathie, sans manifester, le troisième était hostile, déjà lucide sur la réalité des manifestants, que le temps a dévoilée.
Retraités donc, et très sûrs d’eux : les gilets jaunes sont « des cons » pour deux d’entre eux, ceux qui étaient le plus à gauche. Savent-ils eux-mêmes où ils sont aujourd’hui ? Ils pratiquent l’absence de position travestie en preuve de liberté. Arguments : Macron, au moins, est intelligent même si on ne l’adore pas. Ces gens se plaignent mais ils ne comprennent rien à l’économie. Quand elle va mal, tout le monde s’appauvrit et surtout les pauvres, loi d’airain à laquelle on ne peut rien. Les manifestations tuent le commerce et, donc, appauvrissent encore plus. Les paysans se plaignent toujours. Beaucoup profitent du système, des aides sociales et, d’ailleurs, ils ne rêvent que de consommer. Ils réclament tout et n’importe quoi. Enfin, violence et débordements sont signes d’immaturité et de sottise.
Réponse : j’ai défilé plusieurs fois avec la Manif pour tous, à Paris et dans ma ville. Nous étions au moins un million à Paris, parfaitement calmes, même quand certains ont été visés par les gaz lacrymogènes ; avec enfants et grands-parents - les poussettes de Versailles, comme ironisaient les bonnes âmes. Nous n’avons rien obtenu, rien de rien, et ils rigolent encore de nos sacs de pétition. Alors, même pour qui ne regrette rien, la leçon est claire : les défilés pacifiques en face de ces pouvoirs (Hollande-Macron, même combat, le second ministre du premier), c’est du pipeau. Ont-ils été écoutés, les gilets jaunes, avant qu’ils ne commencent à faire vraiment du tapage ? Qu’on se repasse le film des manifestations et des réactions.
Le troisième ami rend un son un peu différent : regard approbateur au départ, conscient de la détresse ; c’est le seul qui ait une maison de campagne et fraie avec ses derniers voisins paysans. Plus une réflexion nourrie sur notre histoire et une intelligence bien rodée. Mais « la violence lui répugne et gâche tout le vrai des revendications ».
Réponse : pourtant 1789 ? Et l’arrogance de nos éminences qui relèverait bien de la diatribe de Figaro contre les nobles ? Et l’irruption des racailles pilleuses ou des Black Blocs toujours récupérateurs ? Les gilets jaunes ne sont pas responsables au premier chef. Réplique implacable : oui, mais ils fournissent l’occasion et, donc, doivent se retirer ! Juppéisme de base inconscient. Apprécions comme il se doit : qu’ils continuent à crever dans leur coin pour ne pas donner aux vrais casseurs la liberté de casser. La paix des mouroirs plutôt que le bruit et la fureur de la révolte. Dire que c’est un amoureux des westerns !
Et, justement, Pascal Bruckner intervient en renfort : "Celui qui commet des violences n’est plus une victime, c’est un barbare." Tous ces républicains sont formidables. Ils ne jurent que par la légalité, récusent la violence, maudissent les gilets jaunes de retour vers la barbarie. Tout ceci au nom de la République avec toutes les majuscules de rigueur. Objection : la République se fête le 14 juillet, avec des têtes sur les piques, elle chante "La Marseillaise" et elle n’a jamais vraiment renié la Terreur ni demandé pardon à la Vendée. Alors, la violence et la barbarie, où sont-elles ? D’ailleurs, la violence hérisse-t-elle toujours Bruckner, défenseur de la guerre américaine contre Saddam Hussein et des interventions de l’OTAN contre les Serbes ? Comme disent les enfants : c’est celui qui l’dit qui l’est.
C’était pour répondre à des violences, répondrait-il. Mais la misère imposée n’est-elle pas une violence ?
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